CHAPITRE III

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LA NATURE DE L’INTERVENTION PERSONNELLE ET DE L’ADAPTATION DE L’ELEVE DANS LES DIFFERENTS GENRES D’EDUCATION ET AUX DIFFERENTS DEGRES DU PROCESSUS :

DANS L’EDUCATION NEGATIVE

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Après avoir examiné différents aspects particuliers de notre sujet, nous sommes maintenant à même d’entreprendre une étude du processus éducatif tout entier en nous servant des concepts et de la terminologie développés jusqu’ici. Dans cette partie de notre étude, nous tacherons d’examiner l’ensemble du processus éducatif dans ses rapports avec le développement de la personnalité. Nous distinguerons, dans ce processus, quatre phases génétiques commentées différemment par quatre écoles de théorie pédagogique. Nous allons relever quelques cas de « mal adaptation » ([1]) caractéristiques à chacune de ces phases.

Il serait peut-être utile de rappeler ici brièvement la nature du changement produit dans l’individu par l’éducation, telle qu’elle ressort de nos discussions précédentes. Nous avons vu comment on peut parler de deux séries de tendances bien distinctes qu’il faut considérer comme totalement indépendantes à cause de la nature du milieu où elles se dirigent. Le processus éducatif consisterait alors à rendre la personnalité maîtresse de ces deux aspects du milieu. Nous avons appelé adaptation latérale celle qui consiste à développer l’intuition de l’espace et qui s’occupe de la vie pratique sans beaucoup s’inquiéter de ce qui n’est pas immédiat. L’autre sorte d’adaptation est plus subjective et à trait à des attitudes du passé qui se modifient généralement en vue d’une action future. Cette adaptation, qui s’étend dans le temps plutôt que dans l’espace, nous l’avons appelée adaptation verticale. Et l’objet de l’éducation sera d’augmenter l’efficience du comportement relatif aux évènements éloignés, dans le passé et le futur, tout en maintenant des relations étroites avec un présent aussi étendu que possible. L’élaboration d’une méthode qui cultive cette double adaptation sans violer les lois génétiques de la croissance, voilà ce qui représente le problème principal de l’éducation. Quand faut-il laisser prédominer l’aspect vertical de la croissance, et quand est-ce la période naturelle de l’adaptation latérale ? Quand faut-il employer les moyens de l’influence négative et quand se concentrer sur les positifs ? Voilà quelques-unes des questions qui se posent.

La première période d’adaptation des tendances individuelles a pour caractéristique prédominante d’être verticale et négative. C’est la période, chez l’enfant de l’organisation intérieure mentale et physique et du développement des connaissances relationnelles et a priori. De tous les éducateurs modernes, c’est Rousseau qui a le mérite d’avoir reconnu la nature de ce premier développement de la personnalité de l’enfant. Nous lisons dans son Emile (livre II, p. 67) : « La première éducation sera donc purement négative », et c’est à son nom que l’on associe toujours l’Education Négative. La liberté et le développement naturel sont des idées sur lesquelles il insiste. Il croyait en quelque chose d’inné dans la nature de l’enfant qui, pourvu qu’on le laisse pur et intact, se développera pour le mieux. C’est cette attitude qui a fait croire à quelques-uns que Rousseau était, comme Herbert Spencer, un naturaliste en éducation ; mais, comme nous allons le voir plus loin, cela est loin d’être vrai. Rousseau fut essentiellement idéaliste, tandis que la philosophie de Spencer est hédoniste. Le négativisme et l’idéalisme sont les notes fondamentales de la philosophie éducative de Rousseau. Ainsi nous avons raison de traiter des doctrines éducatives d’un Rousseau en parlant de la première adaptation des tendances de l’enfant, parce que ces doctrines correspondent à cette phase du processus d’adaptation personnelle que nous qualifions de négatif et vertical.

Longtemps après le sevrage, quand l’enfant semble déjà émancipé du besoin d’une influence immédiate des parents dans sa vie ordinaire, la personnalité de l’enfant a toujours besoin de la protection parentale ; ce n’est qu’au détriment du développement harmonieux de ses facultés que l’enfant peut faire l’expérience directe de certaines réalités brutales, en particulier de la vie moderne soi-disant « civilisée » et, en fait, surtout artificielle. Toutes les idées pédagogiques de Rousseau ont pour note fondamentale une protestation contre l’adaptation prématurée à la vie artificielle. Par un retour à la nature il ne veut point dire, comme Herbert Spencer, que l’éducation a pour objet l’étude des sciences et des phénomènes naturels dans un but utilitaire, mais d’apprendre à éviter les artificialités de la société. On n’a qu’à lire les premiers paragraphes de l’Emile pour sentir cette attitude qui est à la base de la doctrine ; les termes en supporteraient bien une citation répétée. « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. Il force une terre à nourrir les productions d’une autre, un arbre à porter les fruits d’un autre ; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons ; il mutile son chien, son cheval, son esclave ; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme ; il faut dresser pour lui, comme un cheval de manège ; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin ». Cette protestation ne représente pas uniquement un  enthousiasme vain et vide pour la nature et ses conditions primitives ; par « nature », Rousseau entend quelque chose qui est inné à l’enfant, car il commence à nous expliquer son idée dans les termes suivants : « Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l’éducation de la Nature » (p.21). Le négativisme en éducation est inséparablement associé à ce que Rousseau appelle éducation naturelle. Par ce terme il entend cette partie du processus éducatif qui ne dépend pas du maitre ou des choses qui entourent l’enfant, car il explique : « Or, de ces trois éducations différentes, celle de la nature ne dépend pas de nous » (p.21). Il est clair que par « nature », Rousseau entend quelque chose de distinct, quelque chose qui est de l’essence même de la bonté ou de Dieu, quelque chose dont nous héritons et que n’importe quelle action inopportune de notre part ne saurait que gâter, au lieu de l’améliorer. Lui-même, d’ailleurs, dans les lignes qui suivent reconnait que le terme «nature » est inadéquat à exprimer sa pensée ; « Mais peut-être ce mot de nature a-t-il un sens trop vague, il faut tâcher ici de le fixer.

« La nature nous dit-on, n’est que l’habitude. Que signifie cela ? N’y a-t-il pas des habitudes qu’on ne contracte que par force, et qui n’étouffent jamais la nature ! Telle est par exemple, l’habitude des plantes dont on gêne la direction verticale. La plante remise en liberté garde l’inclinaison qu’on l’a forcée à prendre, mais la sève n’a point changé pour cela sa direction primitive, et, si la plante continue à croitre, son prolongement redevient vertical. Il en est de même des inclinaisons des hommes… L’éducation n’est certainement qu’une habitude ». Avec cette conception de l’éducation, Rousseau est tout proche d’une terminologie que nous avons employée dans cette étude, en distinguant une adaptation verticale et latérale. La vraie éducation consisterait, selon lui, à maintenir les inclinaisons ou les aptitudes primitives et subjectives qui nous viennent du passé. Ce sont ces inclinaisons qui, bien nourries et protégées dans les premières années, aideraient l’individu à persévérer dans la direction du progrès, pendant toute sa vie. Une telle éducation est individuelle et subjective. Pour une telle éducation, Rousseau insiste pour que l’enfant soit isolé de tout contact avec la société et d’avec les conventions de la vie collective. C’est dans les termes suivants qu’il proteste contre toute  intervention prématurée de la société : « Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le cœur d’un jeune homme les premiers mouvements de la sensibilité naissante et tourner son caractère vers la bienfaisance et la bonté… N’exposez point d’abord à ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, l’attrait des spectacles ; ne lui montrez l’extérieur de la grande société qu’après l’avoir mis en état de l’apprécier en elle-même. Lui montrer le monde avant qu’il connaisse les hommes, ce n’est pas le former, c’est le corrompre ; ce n’est pas l’instruire, c’est le tromper ». La nature subjective de l’adaptation visée dans ce passage de l’Emile et dans beaucoup d’autres, n’est pas méconnaissable. Les attitudes subjectives et personnelles sont plus importantes dans l’éducation de Rousseau que les réalisations objectives. Rousseau en appelle à la mère pour protéger l’enfant d’un contact prématuré avec les faits communs de la vie publique ; il aimerait voir ses premières années entourées de son influence protectrice. Les soins d’une mère aimante sont considérés comme très importants à ce stade d’adaptation négative. C’est en évoquant les influences négatives qui jouent sur l’enfant qu’il écrit : « C’est à toi que je m’adresse, tendre et prévoyante mère, qui sus t’écarter de la grande route, et garantir l’arbrisseau naissant du choc des opinions humaines. Cultive, arrose la jeune plante avant qu’elle ne meure ; ses fruits feront un jour tes délices. Forme de bonne heure une enceinte autour de l’âme de ton enfant ; un autre en peut marquer le circuit, mais toi seule dois poser la barrière… » On ne saurait se méprendre sur la nature négative, introspective, émotive et relationnelle de l’éducation première telle que l’envisage Rousseau. L’analogie employée par Rousseau, avec une jeune plante qu’il faut arroser et protéger, est particulièrement heureuse parce qu’elle symbolise tout ce qu’il ya d’important dans l’adaptation des tendances à cet âge tendre. La jeune plante doit prendre racine avant de commencer sa croissance, et c’est là la période d’adaptation négative qui nécessite la protection, l’isolement et l’intime compensation émotive que seuls procurent les rapports intimes avec les parents ou l’éducateur. La nature négative de cette adaptation se voit mieux que jamais dans sa protestation contre toute tentative de cultiver à cet âge ce qu’on appelle une réaction de l’intelligence. «  Notre manie enseignante et pédantesque, s’écrit-il, est toujours d’apprendre aux enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes et d’oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner » (p.55 II). Il insiste pour que l’on consacre le temps nécessaire à toutes les tentatives de développement du côté positif de la personnalité de l’enfant. Non seulement il laisserait l’enfant tranquille sans essayer de le développer, mais il empêcherait même toute tentative prématurée du développement. Il écrit : « De toutes les facultés de l’homme, la raison, qui n’est, pour ainsi dire, qu’un composé de toutes les autres est celle qui se développe le plus difficilement et le plus tard ; et c’est de celle-là qu’on veut se servir pour développer les premières. Le chef-d’œuvre d’une bonne éducation est de faire un homme raisonnable : et l’on prétend élever un enfant par la raison. C’est commencer par la fin, c’est vouloir faire l’instrument de l’ouvrage. Si les enfants entendaient raison, ils n’auraient pas besoin d’être élèves… La Nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être des hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces qui n’auront ni maturité ni saveur, et ne tarderont pas à se corrompre : nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants » (p.64-65). Un appel prématuré à la raison de l’enfant est non seulement hors de l’ordre naturel mais portera un préjudice définitif à l’adaptation ultérieure de l’individu.

Ainsi les arguments en faveur d’une adaptation négative des tendances du jeune enfant sont nets et clairs dans la philosophie de l’éducation de Rousseau. En effet, c’est nettement à ce stade de l’éducation que le pôle négatif ou relationnel, tel que nous l’avons décrit dans les chapitres précédents, s’adapte d’une façon générale au milieu, dans le sens le plus large du terme.

L’âge auquel il convient d’arrêter l’éducation négative et de commencer l’éducation positive est matière à spéculation. A vrai dire, les caractéristiques principales de l’adaptation latérale est complète. Mais pratiquement, l’éducateur peut négliger ce besoin d’adaptation négative une fois que les phases critiques de l’adolescence ont été traversées. A ce propos des rapports de l’adolescence avec l’indépendance, Stanley Hall écrit dans « Youth, its education, regimen and hygiene », (New-York ; Appleton, p.120) : « Une illustration intéressante et inattendue de l’augmentation de l’indépendance avec l’adolescence  a été fournie par 2411 compositions des 7° et 8° classes, sur les caractéristiques du maitre idéal vu par les enfants ». Après l’adolescence, les enfants n’apprécient pas l’aide dans les études, tandis qu’ils le font nettement avant. Afin d’obtenir l’équilibre entre les influences positives et négatives subies par l’enfant à ce stade, il faut toujours détourner les positives en faveur des négatives. Dans les premières années, cette prédominance du négatif sur le positif est bien marquée, pour diminuer graduellement au fur et à mesure que l’enfant avance vers l’âge moyen. Il faut ainsi tout le soin et toute l’observation d’un éducateur sagace pour découvrir les symptômes et débuts d’une « maladaptation » comme la prépondérance des réactions et influences négatives sur les positives. Cela dépend de ce que l’on veut faire de l’enfant, et partant, de la personnalité de l’éducateur lui-même. L’organisation de l’école, les règles et tout ce qu’il y a de rigide et d’impersonnel dans la vie de l’école, doit se plier à cette fin de régulariser les influences qui agissent sur l’enfant. Les règles doivent être pourvues d’une grande capacité de modification et d’adaptation pour les cas particuliers. C’est ainsi que l’éducation devient un phénomène strictement bi-polaire entre l’éducateur et l’éducande, remplissant les conditions pour le rapport pédagogique intime et personnel dont nous avons parlé dans un des chapitres précédents (p.88). Nous rappellerons ici une des règles de la première éducation : qu’il vaut mieux que l’enfant reste aussi longtemps que possible à la charge de la même personne. L’adaptation négative demande une certaine durée stable dans les relations et des changements trop fréquents peuvent faire autant de mal à l’enfant que des changements de place répétés à une jeune plante en pleine croissance. Ceci vaut plutôt pour la première que pour la dernière période du stade qui relève du domaine de l’éducation négative.

Nous en avons dit assez pour rendre clair ce que nous entendons par adaptation négative subjective du facteur personnel. Il nous reste maintenant à étayer cette conception théorique par quelques exemples concrets observés par l’auteur. Parmi ces cas, quelques-uns, appartenant au sujet en question, ont déjà été décrits dans le chapitre précédent à propos de l’examen préliminaire des concepts. Mais prenons maintenant quelques cas spécifiques pour les discuter en détail. On pourrait les partager en deux classes : 1°) Les cas où les tendances latérales ou positives ont été encouragées prématurément, ce qui a amené une autre sorte de « maladaptation ».Nous allons considérer les symptômes de ces deux séries de « maladaptation » du point de vue éducatif et en discuter les remèdes possibles. Puisque les premières années de l’individu appartiennent davantage à l’éducateur que l’âge adulte ou post-adulte, nous consacrerons une plus grande place aux « maladaptations »de l’éducation négative.

L., garçon d’origine suisse-allemande agé de 11 ans. Il était fort physiquement ; il avait le cou assez court, la tête plutôt petite ; les épaules légèrement penchées en avant, la poitrine généralement rentrée. Son visage gardait encore ses traits infantiles. Lorsqu’il parlait, il avait un léger plissement des sourcils et ne vous regardait jamais en face. Ses sourcils étaient froncés lorsqu’il était inactif.

La principale caractéristique de ses réactions était l’absence complète de calme. Chaque moment de sa vie était rempli de réactions qui faisaient de lui un garçon du type batailleur, turbulent, fanfaron, jureur. Il était constamment en train de faire du bruit ; en classe, on était toujours obligé de lui rappeler de se tenir tranquille. Il abondait en remarques stupides, posait des questions qui n’avaient aucun sens. Il volait d’une activité à une autre ; laissé seul, il ne savait que faire. Quand il lui fallait rester tranquille, dans une réunion ou dans toute autre occasion, il faisait des mouvements saccadés de la tête, regardait tout autour de lui, s’agitait de toutes manières. Ces réactions étaient devenues chroniques ; les punitions, les renvois de classe ne produisaient pas la moindre impression sur lui. Bien qu’une punition le touchât assez, il l’avait vite oubliée et était tout aussi heureux après qu’avant. Il échappait à tout contrôle de ses maitres. Ses parents étaient divorcés ; l’enfant vivait avec sa mère qui était employée de l’école. Le père ne venait que rarement le voir. L., ne respectait même pas l’autorité de sa mère et se sauvait quand elle l’appelait ; il n’avait pour elle ni considération, ni gentillesse.

A l’analyse, on découvre que ces réactions comprennent un très court espace de temps de temps, c’est-à-dire que ce sont des réactions que nous appellerons latérales. Elles ne sont pas reliées au passé parce qu’elles manquent de considérations, d’émotions, de sympathie, etc.… ; elles ne sont pas non plus reliées au futur, puisqu’elles ne sont point calculées dans le but de faire du bien. Elles ne sont ni rusées, ni intelligentes, mais ne sont que l’expression d’impulsions. Le fait de remplir tout le temps dont il dispose de réactions de courte durée, l’empêchait de fixer son esprit sur un sujet quelconque, même pendant peu de temps. Ce n’est pas qu’il fut incapable par nature d’accomplir des tâches demandant de la patience et de l’application, mais que ces réactions de courte durée, l’empêchaient de trouver le temps d’en faire au cours de son programme d’activités journalières.

Ces activités latérales avaient en outre pour caractéristique d’être tout à fait prématurées. Le garçon était lâche, et insuffisamment développé du côté positif. Une fille de son âge lui faisait peur. Malgré toute sa vantardise, il avait peur de toucher un ballon de football pendant le jeu si un adversaire se trouvait à proximité. Il refusait de sortir seul dans l’obscurité. Dans toutes ses entreprises il souffrait de ce qu’on pourrait appeler un complexe d’infériorité, faiblesse qu’il essayait de cacher par un air désobéissant ou défiant. Il était incapable de penser aux conséquences, même immédiates d’un acte ; quand il se trouvait surpris par ses conséquences désagréables, il se protégeait par une sorte d’indifférence ou d’immobilité qui le rendait insensible à la douleur ou au danger. Tout ce qui était de l’avenir il le redoutait et l’évitait lâchement.

Des réactions ayant rapport à la sexualité devinrent évidentes de bonne heure chez lui et son éducation souffrait sous tous les rapports. Il se rendait bien compte qu’il ne devrait pas se conduire mal, mais c’était devenu chez lui une habitude telle qu’il se sentait incapable de s’en corriger sans une forte aide extérieure.

Nous avons là un cas de « maladaptation » dans la croissance de la personnalité. Tâchons maintenant de discerner les causes d’une telle « maladaptation ».

Le fait principal qu’il ne faut pas oublier dans ce cas, c’est le fait que le père et la mère vivaient séparés et que le garçon fut placé sous influence de la mère pendant longtemps, après le sevrage. L‘enfant venait au surplus d’un milieu d’ouvriers et avait hérité de ses parents des tendances actives à un degré remarquable. On l’avait mis comme interne dans une école fréquentée surtout par des enfants de familles riches. Sa mère, qui était présente pendant tout son séjour, était toujours prête à prendre son parti lorsqu’il avait des difficultés avec les autres élèves. Il mangeait, dormait et vivait tout comme les autres enfants qui étaient habitués au confort et à l’oisiveté et c’est dans cette atmosphère faussée par l’inactivité, le luxe et la protection que son côté naturellement positif fut anémié et supprimé. Toute occasion qui aurait développé sa résistance lui fut systématiquement enlevée. En plus, tout ce qui l’aurait fait songer à l’avenir était complètement absent. L’école était en outre, de celles où l’aspect protecteur est accentué. Ainsi c’était à la fois l’école, chez la mère et dans les conditions éducatives que prédominait le côté négatif. Le tempérament actif dont l’enfant avait hérité ne trouvait point d’expression naturelle dans l’action.

A l’approche des vacances d’été, la mère trouvait impossible de garder l’enfant avec elle, et celui-ci fut envoyé travailler dans la ferme du jardinier de l’école. Là il fut tout le temps sous la surveillance  d’une seule personne, et il montra un plaisir réel aux occupations journalières de la ferme. A la place de sa mère, il y avait là un ouvrier plus sévère qui n’acceptait pas d’excuses futiles et qui ne montrait pas trop d’égards pour lui. En plus, cet homme symbolisait pour l’enfant son propre avenir, physiquement et mentalement et exerçait ainsi une influence qu’il était impossible à la mère d’exercer. Aussi cet homme faisait constamment allusion à la future carrière du garçon  quand il devait le reprendre pour quelque négligence. A la fin des vacances, le garçon présenta un des meilleurs rapports de conduite et d’application qu’il eût jamais obtenus. Sa figure et ses sourcils s’étaient éclairés. Pour la première fois, on lui vit de la considération et de la gentillesse à l’égard de son frère cadet et de sa mère ainsi que pour d’autres enfants de l’école  à qui il apporta des cadeaux.

Nous devons faire remarquer que les manifestations objectives des symptômes de « maladaptation »  montrent entre elles d’amples variations, même quand elles appartiennent au même groupe de « maladaptation ». La maladaptation d’un âge plus tendre se manifeste par des symptômes apparemment bien différents de ceux d’un âge avancé, appartenant à la même catégorie. Avant de pouvoir clarifier les symptômes avec quelque exactitude et certitude il faudra élaborer une technique de diagnostique détaillée. Mais il est toujours possible de reconnaitre les différences par à peu près.

Considérons maintenant le cas du frère cadet du garçon dont nous venons de parler. Le fait que ces deux frères avaient été élevés dans des conditions semblables nous permettra une comparaison facile montrant la ressemblance de famille dans les deux cas. M., âge 7ans. Il a une jolie figure enfantine. La forme de la tête est normale, sa taille plutôt en dessous de la normale. Il n’a pas le front plissé de son frère, mais il a le regard absent et rêveur et fait des grimaces et des mouvements non contrôlés de la tête quand il est obligé de se tenir tranquille. Ses muscles ne sont pas développés et son corps est frêle, son cou assez faible.

Une des principales caractéristiques de ses réactions est sa fatigue ou indolence presque continuelle. Il est parfois capable d’un effort, mais cet effort est de courte durée et cède vite la place à une certaine lassitude. Quand il est faible de la sorte il recherche souvent les caresses de sa mère à laquelle il pense toujours. Pendant les heures de travail, il trouvait souvent des excuses pour aller voir sa mère. Cette recherche de satisfactions émotionnelles augmentait à l’approche de la nuit et prenait quelquefois la forme d’une anxiété irraisonnée pour la sécurité de sa mère. On n’avait qu’à suggérer que sa mère était partie pour le bouleverser. Les enfants de l’école, qui avaient remarqués cette faiblesse, en tiraient souvent profit pour le railler. Il était lâche et n’était capable que de pleurer et d’appeler sa mère quand quelqu’un l’attaquait. Une fille plus jeune que lui le battait facilement. Elle n’avait qu’à lever la main pour le faire reculer de peur. Quand à son intelligence, il était incapable d’effort. Nous avons essayé une fois d’introduire un facteur de compétition dans une de ses leçons d’écriture pour voir si un stimulant artificiel aiderait à réveiller ses capacités. Mais ce fut inutile. C’était un garçon affectueux et riche en émotions, mais affecté d’infantilisme. Comme son frère, il avait les instincts sexuels et autres prématurément éveillés. Il souffrait aussi du peu de durée de son intérêt et changeait très vite d’un état à un autre. La même indifférence aux conséquences et la même insensibilité que celle de son frère commençaient à se manifester chez lui. Il n’était pas si insouciant que son frère ainé, mais les éléments de la même insouciance se manifestaient dans son incapacité complète à se rappeler ce qu’on lui avait dit ou à rien prévoir qui eût trait à l’avenir.

Dans ce cas encore les causes et le remède sont du même ordre qu’avant. On pouvait voir ses intérêts naturels pendant ses jeux spontanés. Son idéal était de travailler comme jardinier ou porteur. L’absence d’un père à imiter activement avait causé la suppression de ses activités futures naturelles. D’autre part, il vivait toujours dans la même chambre que sa mère et subissait toute l’influence protectrice négative qu’il avait depuis longtemps dépassée. Il est vrai qu’il avait besoin de protections et de soins, mais il fallait régler tout cela différemment de façon à développer aussi un peu de son côté positif. C’était un cas de sevrage éducatif défectueux. L’enfant avait besoin de vaincre plus de résistance que la vie de l’école n’en fournissait. Il fallait en outre organiser ses activités pour lui personnellement en les rapprochant autant que possible de ce qu’il aurait eu chez lui, à la maison. La confirmation de ceci s’est montrée lorsque ce garçon fut séparé de sa mère pendant quelques jours. L’absence de l’influence protectrice de la mère le fit réagir plus rapidement à l’influence éducative d’un maître qui était chargé de lui pendant ces quelques jours et le rapport de ce maître montre que l’enfant réagissait mieux et se conduisait mieux dans un milieu nouveau. Mais bientôt après être revenu dans son milieu original, il retomba dans ses manières habituelles. Pourtant les habitudes nouvelles se seraient établies d’une façon plus permanente si on avait continué le traitement assez longtemps.

Voici maintenant comment on peut comparer les principales différences entre les symptômes des deux cas. Dans le premier cas, l’aspect émotionnel de la personnalité commençait déjà à s’affaiblir. Ce garçon n’avait point d’égards, même pour sa mère, et de n’hésitait pas à lui déplaire ; tandis que le frère cadet lui rendait volontiers service et lui était dévoué. Chez l’ainé, la réaction latérale avait déjà pris la forme d’une tendance à se battre et à attaquer sans but, combinée avec une sorte de peur inspirée par de la lâcheté plutôt que par un besoin de protection. Quoique indifférent aux conséquences d’un acte, il montrait de l’appréhension dans des situations en réalité sans danger. Chez le cadet, ces adaptations latérales ne s’étaient pas encore produites, mais se manifestaient surtout par une certaine paresse et par des états alternatifs d’exaltation et de dépression où prédominait le côté émotionne. Quelques-unes de ces expressions émotionnelles étaient prématurées prenant la forme d’une certaine sensualité spécialement évidente chez le cadet. Le remède est suffisamment indiqué dans les observations notées plus haut. En réalité, les deux garçons avaient besoin que leur mère fut remplacée par une personne plus positive, davantage tournée vers l’avenir. Leur vie offrait trop de facilité et de protection et manquait de but à poursuivre. Cet état de choses était compliqué par le fait qu’ils avaient dû s’adapter trop tôt à une vie en commun jusqu’alors inconnue à laquelle ils ne s’étaient pas habitués par un contact gradué et naturel, et où ils étaient surtout entourés de beaucoup de gens sans être influencés où guidés par une personne en particulier. Le remède aurait été dans ce cas l’isolement et l’éducation par une seule personne pendant une période prolongée, une vie suffisamment tranquille dans la nature, la substitution des influences maternelles par d’autres assurant et développant plus d’indépendances chez les enfants. Nous aurons l’occasion, tout à l’heure, de citer des cas où un telle cure a pu être effectuée.

Le diagnostic et le remède que l’ont vient de lire seront rendus plus clairs par la discussion de quelques autres cas. Prenons le cas de deux petits Américains, des frères âgés de 6 et 8 ans respectivement.

L’ainé des deux présentait les symptômes typiques d’un manque d’éducation négative en bas âge. Physiquement il était fort, mais bien trop léger et maigre. Ses muscles étaient tous formés et tendus, mais ils avaient trop peu de volume. De sorte qu’ils avaient l’air de bâtons. Il avait la tête petite, le cou long et était plein d’activité physique.

Ses réactions étaient hypertrophiées du côté positif. Il lui était impossible de rester tranquille. Il se battait avec ses voisins, poussait des cris ou faisait des mouvements brusques sans raison, bref, il faisait out le temps une chose ou l’autre. Même son sommeil était fort inquiet, et même après s’être couché depuis un moment, il lui arrivait de sauter de son lit et rester dans un état de tension extrême. La tension, le trop d’activité, l’insouciance, voilà quelques-unes des caractéristiques les plus frappantes de sa conduite.

Dans sa vie émotionnelle, on découvrait une absence totale de considération pour les autres. Il ne montrait aucune pitié envers les animaux. Il donnait des coups de pieds, se battait avec n’importe qui. Il n’avait aucune réserve devant des étrangers et leur débitait des impolitesses dès le premier jour. Même à l’heure des repas, si par hasard il était excité, il oubliait de manger et se levait de table affamé. Tout son psychisme était surchargé de réactions positives latérales précoces, ce qui le faisait souffrir dans sa santé et dans son éducation. Très rapide à saisir les faits objectifs et scientifiques, il était extrêmement faible dans les domaines de la patience ou de la prévoyance. Son écriture était déplorable et il était incapable de finir en une fois une courte lettre pour ses parents.

Un examen de son histoire antérieure révéla un handicap à la naissance même, une naissance avant terme. Des activités ultérieures tendirent à accélérer, plutôt qu’à retarder son progrès positif. Il fréquenta comme externe une grande école où il faisait partie d’une classe nombreuse. Ces conditions provoquèrent une adaptation trop positive qui plus tard lui rendit difficile de réagir normalement.

Le frère cadet de ce garçon présentait les mêmes caractéristiques mais d’une façon moins accentuée à cause de son plus jeune âge. Il n’était ni trop léger ni trop mince ; il ne souffrait pas d’autant de tensions que son frère ainé. Mais on retrouvait chez lui le même système de réactions émotionnelles et mentales. Il manifestait un intérêt extrême pour le monde objectif et aimait l’étude de la nature et de la physique. Il était capable de soutenir son intérêt et son application plus longtemps que son frère, et il pouvait finir une lettre à ses parents avec une attention soutenue lorsqu’il le voulait bien. Il manifestait plus d’attachement et de considération pour ceux qui entraient en contact avec lui, et il montrait un peu plus, quoique pas énormément, de cette timidité propre à son âge.

Là encore, l’éducation négative aurait due être plus complète pendant les premières années. Le père était très occupé, et la mère ne consacrait pas assez de temps aux enfants. Par l’hérédité aussi ces enfants  étaient prédisposés à une activité exagérée. On a constaté une amélioration quand ils furent sous la charge d’un seul maître qui augmentait leurs heures de repos et la quantité de lait dans leur nourriture, et qui leur accordait davantage de tranquillité contrôlée.

Il ya d’autres cas qui présentent des symptômes plus compliqués. Cela se produit surtout chez les enfants qui ont subi des traitements de différentes sortes à des moments différents. Il peut arriver qu’une adaptation trop positive, développée prématurément, précède une vie actuelle trop négative ; dans un tel cas les conséquences sont désastreuses. Citons à ce propos le cas d’un garçon (Italien) âgé de 10 ans.

A l’âge de 9 ans ce garçon fut accepté dans une école, comme élève interne.

Il était assez maigre et assez pâle, mais comme les garçons du cas précédent il avait une tension musculaire trop grande pour son âge. Il avait été avant dans un internat de garçons où une stricte discipline collective lui avait été imposée. Là, il était devenu intelligent et capable de travail intellectuel – l’écolier ancien type. Il se mettait souvent au travail pendant de longues heures mais sa santé s’en ressentit.

C’est pour cette raison de santé et à cause de certaines particularités de sa vie émotionnelle que sa mère le sortit de cette école de type masculin, pour le mettre dans une école nouvelle en Suisse, école où l’élève est plus libre et où l’on s’occupe de lui individuellement. Ces particularités émotionnelles consistaient en ceci : sa vie de famille était unilatérale parce qu’il n’avait pas son père pour le guider. C’est la mère qui était toujours avec lui. Ainsi il partageait sa vie entre deux milieux diamétralement opposés : l’un très positif, l’autre trop intime ou négatif.

Dans ces conditions, le garçon commença à ressentir une certaine fatigue de sa personnalité où des périodes d’activité alternaient rapidement avec des états de dépression émotionnelle pendant lesquels il lui arrivait quelque fois de pleurer sans aucune raison suffisante. Les émotions tendres empirèrent jusqu’à devenir une anomalie que la mère remarqua et dont elle redouta les implications.

Ces conditions s’améliorèrent beaucoup lorsque l’enfant entra dans cette école spéciale où il était séparé de sa mère. Il s’attacha à quelques maitres de l’école, ce qui créa un meilleur équilibre entre ses tendances. Pendant une année il avait vécu ainsi séparé de sa mère, lorsque la mère elle-même entra à l’école comme maitresse. L’effet de ce changement se fit sentir immédiatement. Aussitôt, d’un coup, un abîme se fit entre sa vie publique et sa vie privée. Il se mit à passer son temps avec sa mère, recherchant auprès d’elle des soins exclusifs. Ainsi il se sépara spirituellement du reste de l’école ; l’attachement et l’admiration des autres modèles qu’il s’était choisis alla diminuant. Il commença à se plaindre que personne à l’école ne l’aimait plus. A d’autres moments, il exprima le désir de vivre tout seul, sans aucun rapport avec d’autres. Des sentiments pareils avaient sur l’éducation de ce garçon des effets qui contrastaient nettement avec ceux de l’année précédente. Il commença à montrer des signes d’agitation. Il répétait souvent qu’il était malheureux à l’école, que lui et sa mère désiraient partir vivre seuls parce que les gens de l’école n’étaient pas assez gentils envers lui. Il avait un étrange désir de faire exception aux règles de l’école. Il se complaisait dans le sentiment d’être un garçon à part, non pas un, parmi beaucoup d’autres et le sentiment que personne n’était capable de le comprendre. Lorsqu’on l’accusait d’avoir fait quelque chose de défendu, il y avait une différence marquée entre la version de l’incident donnée par la mère et celle donnée par les autres maîtres. La tendance de la mère était d’excuser les fautes en donnant des explications tantôt psychologiques, tantôt personnelles, et toujours ingénieuses, en faveur de la conduite de son enfant ; sans être inventées ou fausses, ces explications n’en étaient pas moins des expressions de sa propre attitude envers son enfant.

Ainsi, les relations entre ce garçon et le reste de la communauté devinrent de plus en plus tendues. L’enfant commença nettement à montrer des tendances à une « maladaptation » plus sérieuse de son développement. Il se sentait de plus en plus malheureux. Il essaya de concentrer artificiellement l’attention sur sa personne en inventant des actes qui forceraient les autres à se fâcher contre lui ou à s’occuper de lui d’une autre manière. Quelques-uns de ses actes commencèrent  à révéler distinctement des tendances à la kleptomanie ([2]). Pour n’en citer qu’un exemple, il allait cacher les lettres que recevaient les autres et cela sans aucune raison spéciale.

Le cas de ce garçon est caractérisé par l’absence d’influences positives suffisantes. Sa vie lui fournit trop peu de résistances à vaincre alors que son hérédité le préparait à vaincre beaucoup de résistances et à fournir des efforts ; l’absence de telles résistances fit dévier ses énergies dans des directions fausses où il s’égara, car il lui manquait un guide qualifié et attentif. Au moment même, il était en sécurité et n’avait jamais l’occasion de s’inquiéter de ses responsabilités futures. Là encore, le remède est déjà indiqué par les observations notées. Le meilleur traitement pour cet enfant aurait été une autorité concentrée sur l’avenir, compensée effectivement par rapport à l’âge de l’enfant. On aurait dû soustraire l’enfant des soins maternels, trop incomplets, pour le confier à l’autorité sympathique d’un éducateur qui l’eût orienté plus fréquemment vers l’avenir, vers la vie publique, et non exclusivement vers les choses passées et individuelles.

Considérons maintenant un ou deux cas d’adaptation positive précoce chez de jeunes enfants.

M…, garçon de nationalité américaine, âgé de 6 ans. Ce garçon avait un air douloureux dans sa figure plutôt petite. Il avait les bras et le cou maigres et plutôt petits pour son âge, mais son expression était sévère et développée comme celle d’un garçon bien plus âgé. Il ne souriait guère, était facilement irritable et se mettait bien souvent en colère. Il avait des opinions décidées sur ce qu’il désirait ou ne désirait pas, et il savait exprimer son avis dans un langage sans équivoque. Ce qu’il avait surtout en horreur, c’était la possibilité d’une douleur physique quelconque et quand par hasard il se blessait d’une façon quelconque, il se laissait vite aller à une excitation et une colère extrêmes. Au moindre bobo, il poussait des cris perçants et qui ne voulaient pas cesser. Il était capable de raisonner logiquement sur différentes choses et particulièrement sur le manque de précision des gens, qu’il ne pouvait supporter.

En classe, il avait une prononciation et une écriture très claires pour un garçon de son âge. Il était capable d’écrire des lettres pleines de faits  racontés et n’avait pas besoin d’aide dans ce domaine quoiqu’il ne craignit nullement d’inventer une orthographe personnelle pour certains mots. Bref son intelligence était organisée d’une façon extrême et précoce. Toutes ses pensées étaient comme classifiées et prêtes à être employées.

Du côté affectif, il exprimait un évident mécontentement presqu’à chaque moment de la journée. Il était excité et sans repos pour chercher tout le temps de nouveaux objets de satisfaction, mais il paraissait constamment manquer ce but. La même chose était vraie dans ses relations avec les personnes qui s’occupaient de lui. Il montrait un extrême mécontentement et paraissait demander qu’on s’intéresse à lui plus à fond. Il était heureux quand il avait une personne out à lui, qui se promenait ou causait avec lui, réagissant minutieusement à chacun de ses désirs et à chacune de ses fantaisies. Et il donnait à toutes les heures de la journée de quoi occuper complètement une nurse.

Cette constante excitation le faisait manger de moins en moins, aux repas, et sa santé commença à souffrir d’une façon générale sans qu’il y eût aucune maladie spéciale.

Les troubles de ce garçon doivent être partiellement attribués à l’hérédité. Les deux parents étaient des individus d’un extrême développement positif. La mère était un bon écrivain. Le père un esprit très actif et pratique. Ils voyageaient beaucoup et l’enfant n’avait guère de vie de foyer. Pendant ses premières années, il avait été à la charge de différentes personnes, et les changements étaient la raison de sa tendance à une adaptation positive précoce qui causa son agitation. Son besoin d’affection avait été continuellement déçu par le manque de relations suivies avec la même personne pendant une période un peu longue. Une autre raison pour les symptômes d’agitation et de mécontentement consista dans le fait qu’il dut, à un âge trop tendre, s’adapter à la vie en communauté. Ceci fut démontré par le fait qu’il réagissait bien envers une personne qui lui manifestait un intérêt véritable et durable et qu’il se rappelait pendant longtemps de telles relations. Il écrivait des lettres à des personnes et retirait une satisfaction considérable de leur compagnie.

Plus tard on enleva ce garçon de cette école pour qu’il vive chez lui avec sa mère. Mais cette manœuvre n’arrangea pas beaucoup les affaires. L’adaptation précoce des premières années à une vie positive et latérale avait gâté la vie de cet enfant à tel point qu’une correction devint de plus en plus difficile.

On rencontre le plus souvent une telle adaptation positive typique ou ultra-latérale chez des enfants qui ne possèdent pas de foyer. Ce fait a déjà été reconnu à un certain point par des auteurs comme Stanley Hall quand il écrit par exemple que « une fois l’influence modératrice du foyer abolie, la susceptibilité augmente énormément pour tous les crimes, particulièrement pour le « vol » ou bien pour corriger les jeunes criminels « il faut accentuer les sentiments du foyer » (op.cit.p.137). Des personnes s’occupent de service social, comme par exemple Madame Vajkai en Hongrie, ont fait remarquer l’extrême intelligence des gamins des rues, en ce qui concerne les affaires de tous les jours. Mes propres observations de ces enfants qui n’ont pas de chez soi ont plus que confirmé ces constatations d’éducateurs et de travailleurs sociaux. Pendant mon travail avec les enfants des taudis de Madras, aussi bien qu’à l’école expérimentale de Fernhill, ce phénomène s’est manifesté clairement.

Le garçon et la jeune fille ordinaires sans vie de famille convenable, tendent à développer une grande adaptation positive précoce et lorsqu’une véritable éducation idéaliste fait défaut, de tels enfants deviennent des enfants « maladaptés ». Ils savent bien plus de choses qu’il n’en faudrait à leur âge, sur les aspects journaliers et ordinaires de la vie, et il est assez probable qu’en bien des cas une adaptation latérale aussi précoce les amènera à une vie de criminalité.

Un des symptômes communément remarqués chez de tels enfants est leur disposition à accuser une tension musculaire précoce. Les traits arrondis et les formes molles et souples du  corps enfantin cèdent à des formes où les muscles ressortent nettement. Les traits du visage, au lieu d’être arrondis deviennent anguleux prématurément. Les enfants deviennent durs, cruels, à certains égards braves et hardis, mais lâches dans d’autres circonstances. Les signes de l’adolescence, comme par exemple la mue de la voix, semblent prendre place plus tôt. En un mot, l’organisation du corps se complète avant que la taille et le volume du corps n’aient eu le temps de s’adapter.

Les symptômes de la « maladaptation » affective sont plus difficiles à découvrir. Un des plus communs est l’absence des émotions tendres comme la pitié, etc… Les réactions sont en général rapides, manquant de prévision et de patience ; elles ont un caractère utilitaire, et sont très souvent fort bien adaptées au besoin du moment.

Abandonné à lui-même et accéléré par une vie poursuivie dans les mêmes conditions, un tel développement unilatéral conduit les enfants plus tard à la ruine physique, morale et mentale.

L’auteur eut l’occasion d’observer pendant plusieurs années la croissance de quatre enfants mendiants. Cette observation fut facilitée par le fait que tous les quatre s’étaient donnés pour métier de faire des bruits étranges en courant derrière les tramways au coin d’une rue de  Madras. Je me trouvais très régulièrement sur ce tramway pendant plusieurs années. Les enfants étaient deux frères et deux sœurs. L’ainée était une fille, le plus jeune était un garçon. Ils ne paraissaient pas posséder un foyer digne de ce nom, puisqu’on les trouvait là à toutes les heures du jour et qu’ils dormaient sur les vérandas des maisons pendant la nuit. Ils vivaient de ce que les gens dans les trams leur donnaient.

Le cadet des enfants était normal, et possédait tous les traits enfantins normaux. Sa figure était ronde et il avait le regard innocent d’un enfant. La même chose avait été vraie de la sœur qui le précédait en âge ; mais comme elle grandissait, le tonus des muscles changea rapidement : ceux-ci commencèrent à s’organiser prématurément et à s’adapter à l’activité. Même les muscles de la poitrine et de l’abdomen se précisèrent. C’était une fille trapue et forte, au cou épais et à la voix qui muait malgré son âge d’à peine 10 ans. Son frère ainé avait passé par un stade de développement semblable. Il n’était plus ni fort ni sain, et portait déjà les indices d’une santé délicate. La partie supérieure de son corps devint lisse et son apparence robuste fit place à un air de faiblesse quoiqu’il n’eût guère plus de 11 ans. La fille ainée enfin, que j’avais également vue lorsqu’elle était encore presque normale, avait passé par les deux autres stades et était alors complètement infirme. Elle n’avait plus de voix féminine, était devenue ratatinée et inapte à la maternité. Ce n’était pas simplement une question d’alimentation pour ces enfants ; car on les voyait constamment manger quelque chose. C’était une question de sous-alimentation ou de suralimentation ou de manque de vie stable ; car c’était un fait qu’à côté de facteurs purement matériels, le calme et la protection de la vie autour d’un foyer contribuent aussi à maintenir l’équilibre de la croissance chez l’enfant ([3]).

Ces conclusions ont été confirmées par mes expériences avec d’autres enfants, encore ; j’en parlerai tout à l’heure. L’attention personnelle d’une mère ou d’un maitre est le facteur le plus puissant pour régulariser et harmoniser les éléments de croissance, et cela est essentiel si l’on veut que l’enfant jouisse d’une croissance mentale, physique et morale, normale pendant toute sa vie.

G. était un petit garçon de 6 ans. On l’avait ramassé dans un de ces petits villages qui se trouvent dans les vallées froides des Nilgiri Hills. Un monsieur philanthrope de la localité l’avait trouvé et me l’avais remis pour être élevé à l’école que j’avais fondée à Fernhill.

L’histoire antérieure de ce garçon est assez intéressante. Son père et sa mère avaient tous deux de pauvres ouvriers manuels dans leur village. Le père mourut ; l’enfant avait alors à peine 4 ans, et quelques mois plus tard, la mère mourut à son tour. Comme l’orphelin n’avait d’autres parents dans ce village, une autre ouvrière de l’endroit l’adopta. Mais le sort voulut que cette femme aussi mourût quelques mois plus tard. L’enfant, abandonné, n’eut plus personne pour s’occuper de lui. Il lui fallait donc chercher de quoi vivre comme il put, de très bonne heure, et il y réussit en errant dans les rues. Il y avait dans le voisinage une pâtisserie tenue par une vieille dame qui lui donna des biscuits et du pain de temps à autre. D’autres fois, il allait à la maison d’un monsieur qui habitait non loin de là, et y recevait de temps en temps un repas. Il passait le reste de son temps à jouer avec les enfants des rues. De cette façon il se trouva assez bien nourri ; le seul inconvénient fut que personne ne s’occupait de lui d’une façon continue. Il lui arrivait de prendre un repas à un endroit pour aller en prendre un deuxième à un autre. Il trouve très facile de dire des mensonges concernant ces choses comme il n’y a pas continuité de relations avec personne en particulier, et que personne n’a le temps de le suivre pour vérifier l’exactitude de ses paroles.

Au moment de son admission à l’école, c’était un garçon de courte taille, à la figure laide, atteint de strabisme à un œil. Il avait l’air d’un voleur. Ses muscles étaient trop développés et il était fort. Il était capable d’exprimer correctement toutes ses pensées.

Après son admission on constata qu’il n’avait pas la moindre notion d’habitudes personnelles en rapport avec l’alimentation et l’excrétion. Il avait les habitudes les plus irrégulières sous ce rapport. Il était passé maître dans l’art du mensonge et des faux prétextes. Quelques-uns de ses mensonges étaient si naturels qu’on avait de la peine à les découvrir sans un contrôle persistant et minutieux. On pouvait lui confier des commissions ou de menus travaux que seuls des enfants plus âgés et de bonne famille auraient su faire.

Ce garçon fut directement confié à un maître qui observa et corrigea avec soin et persistance toutes ses réactions. Les mauvaises habitudes avaient tellement pris racine en lui qu’il fallut les efforts persistants d’un éducateur pour les déraciner.

Graduellement le garçon commença à se conformer à la nouvelle discipline, et à reconnaitre que quelqu’un prenait un intérêt sincère à son bien-être. Cela le rendit particulièrement attaché à la personne qui s’occupait de lui ; et au fur et à mesure que cette prise affective devint plus solide, il devint de plus en plus facile pour un maître de corriger ses « maladaptations ». On l’isola d’ailleurs et l’on veilla à ce qu’il eût suffisamment d’heures de repos.

Il ne suivit pourtant point de régime alimentaire spécial, et ce qu’il mangea à l’école ne fut pas toujours aussi nourrissant que les pâtisseries qu’il avait eues avant.

Pourtant ces conditions améliorées ne montrèrent aucun résultat immédiat. Au début on remarqua même certains résultats décourageants : l’enfant commença à avoir des démangeaisons au cou et sur tout le corps. Il fallut l’isoler complètement ; après la guérison le garçon progressa rapidement jusqu’à devenir normal. Il reprit les traits arrondis, naturels à l’enfance. Son strabisme fut moins prononcé, presque imperceptible, sauf quand ses yeux étaient fatigués. La tension musculaire disparut complètement.

Un changement correspondant s’effectua aux points de vue moral et intellectuel. Il n’eut plus la possibilité de raconter des mensonges, et il avait maintenant trop de considération pour son maître pour lui en dire, même s’il en avait eu l’occasion. Pendant quelque temps son travail intellectuel fut très médiocre et il ne montra aucun signe de progrès. Il fallut que la réadaptation fût effectuée complètement avant que l’on pût observer un progrès dans la nouvelle direction. Les fondations de son intelligence étaient en train de se réformer, l’intelligence latérale qui s’était développée avant, disparut.

Une fois ces fondations posées, le progrès se fit avec une rapidité normale. Quoique le garçon n’eût pas la vitesse de réaction qu’il avait primitivement, ses réactions montrèrent plus de discernement ; il devint gentil, et l’on vit en lui les premières idées de bonté.

Nous avons là un cas typique où la première éducation dut porter du côté négatif. Un foyer, une vie privée et régulière, l’isolement, des relations suivies et une autorité concentrée, voilà les moyens qui corrigèrent ce garçon en le mettant sur le chemin de la croissance et du développement normaux. Il fut sauvé d’une adaptation latérale précoce, et son élan de croissance original qui avait été arrêté par une vie antinaturelle, rebondit lorsque le garçon se retrouva dans un milieu mieux adapté à sa nature.

A propos de l’adaptation négative du facteur personnel dans l’éducation, nous voudrions insister sur ce fait que cette adaptation est nécessaire non seulement dans des cas spéciaux comme ceux cités plus haut, mais que ce stade est plus ou moins indispensable dans l’éducation normale de tous les écoliers, et plus particulièrement dans la société civilisée moderne qui a toujours tendance à développer les tendances latérales de l’enfant de façon prématurée. L’enfant moderne de New-York ou de Londres qui commence de bonne heure à aller au théâtre et au cinéma et qui doit vivre au milieu de ces grands groupements artificiels que sont les immeubles et les écoles des grandes villes, cet enfant-là tendra à être trop développé latéralement au détriment du développement du côté subjectif et relationnel de la personnalité qui ne trouvera pas le temps nécessaire pour gagner une direction constante. Ces inconvénients de la vie civilisée augmentent ainsi de génération en génération ; et  le nombre toujours croissant des enfants « maladaptés » des grandes villes est un signe évident que les autorités publiques négligent cette partie de l’éducation pour faire de l’enfant un citoyen avant qu’il ne soit devenu une personne complète dans sa vie privée. Malgré les avertissements de grandes âmes comme Rousseau, les autorités publiques sont loin d’être convaincues de la nécessité de l’éducation négative pour le développement harmonieux de l’individu.

Le résultat est que le produit de l’école publique moderne est un produit imparfait dans lequel les meilleures possibilités ont été étouffées par des exigences prématurées d’ordre public. La considération des sentiments d’autrui est une chose qui ne figure pas aux programmes ; mais on pourvoit amplement au développement des muscles dans les sports et la gymnastique, ainsi qu’à l’entraînement des réactions rapides qui n’impliquent d’intuition du temps. Il y a bien un entraînement systématique à la compétition ; et l’on permet que des conceptions philosophiques comme la lutte pour l’existence et la survivance des plus forts déterminent l’organisation et les activités de l’école. Tout cela est excellent pour le développement positif mais néglige totalement le côté négatif du développement de l’individu, car ce côté négatif demande, plus que toute autre chose, une croissance tranquille sous la tutelle de relations individuelles et personnelles.

Les observations présentées ci-dessus nous fournissent les conclusions suivantes concernant l’adaptation négative de la personnalité :

1) L’éducateur a affaire à l’enfant en tant qu’individu et non pas en tant que membre de la société. A cette époque, l’enfant est incapable de soutenir des rapports mutuels avec beaucoup de gens ou de maîtres à la fois.

2) C’est le côté le plus subjectif de la personnalité qui doit s’adapter à cette époque. Or il est susceptible de variations énormes d’un enfant à un autre, de sorte que le traitement adapté à l’un n’est pas nécessairement bon pour un autre.

3) Le côté « impression » a plus d’importance que le côté « expression ».

4) Il faut faire attention aux réactions et relations affectives avec les personnes et le milieu plutôt qu’au développement de l’intelligence des facultés de raisonnement, d’analyse, de logique.

5) Il est important de sélectionner et de graduer les influences atteignant l’enfant que de multiplier au hasard des mille expériences artificielles de la société civilisée.

6) L’enfant de cet âge ne doit pas être regardé  comme se préparant à la vie adulte, mais comme s’adaptant automatiquement, obéissant en quelque sorte à l’histoire de la race.

7) Plus l’enfant est jeune, plus l’éducation doit être vraiment négative.

8) On peut regarder l’adolescence comme l’âge ou l’enfant émerge de la vie privée à la vie publique et aux responsabilités qui s’y attachent.

9) La tâche de l’éducateur consiste à maintenir le bon équilibre entre les influences positive et négative atteignant l’enfant ; c’est là, plus que partout ailleurs, la tâche par excellence de l’éducateur personnel. C’est dans les relations personnelles avec son maître que la vie affective de l’élève doit avoir son centre de gravité puisque l’équilibre affectif contribue si puissamment à rendre les premières adaptations calmes et harmonieuses. Toute exigence qui s’adresse aux forces intellectuelles et positives de l’enfant doit être compensée par la sympathie que celui-ci éprouve pour la personnalité du maître, afin que l’enfant soit amené de degré en degré sans risque de « maladaptation ». a ce stade, on doit strictement observer les règles indiquées dans un chapitre précédent, concernant les relations personnelles entre maître et élève.

Il serait indiqué de parler ici de quelques concepts appartenant à la pédagogie hindoue et qui portent sur cette question de la nécessité de l’adaptation négative avant la positive, d’un maître personnel et de la foi en un tel maître dérivant de la nature même de l’adaptation négative.

Le premier de ces concepts est celui de Brahmacharia. Le Brahmachari est celui qui vit avec son précepteur dans une école dans la forêt et loin de la contamination des influences sociales prématurées. Les livres hindous parlent souvent du vœu de Bramacharia, signifiant que l’élève mène une vie de pauvreté, de service et d’étude de la personnalité d maître afin de s’imbiber par une concentration constante sur la personne du maître, de quelques attitudes généralisées envers la vie comme la justice, la bonté, le respect des autres, etc…., représentées par la vie du maître. On appelait Gurubhakti cette concentration sur la personne du maître, impliquant l’obéissance, le respect et la révérence envers lui. Ce Gurubhakti était essentiel à l’éducation et la place qu’il occupait et occupe encore dans la pédagogie hindoue ressort de cette citation prise dans le Khandogya Upanishad Khanda 9, et qui se trouve fréquemment répétée ailleurs : « Seule la connaissance apprise d’un maître mène au véritable bien ». Rappelons pourtant que ceci vise la connaissance des valeurs subjectives et idéalistes, non pas la connaissance pragmatique ou naturaliste. La nécessité d’un maître dans la première éducation idéaliste est aussi exprimée dans le dialogue suivant entre le maître Nârada et Sanatkhumâra, l’élève (Khandogya Upanishad, Prapatkata VII, Kanda 16).

Maître

:

Mais il faut désirer connaître le vrai.

Elève

:

Maître, je désire connaître le vrai.

M

:

Mais il faut comprendre la compréhension.

E

:

Maître, je désire la comprendre.

M

:

Seulement celui qui perçoit, comprend. Mais il faut désirer comprendre cette perception.

E

:

Maître, je désire la comprendre.

M

:

Quand on croit, on perçoit. Il faut désirer comprendre cette croyance.

E

:

(Même réplique).

M

:

Quand on fait attention à un maître (spirituel), on croit. Mais il faut désirer comprendre cette attention pour le maître.

E

:

(Même réplique).

Voilà l’importance que prit la personnalité du maître dans la conception hindoue de l’éducation idéaliste. C’est elle qui formait pour ainsi dire l’élément unifiant de toute l’instruction. L’application pratique de la vérité générale se trouvait dans l’interprétation personnelle qu’en représentait le maître, soit en actes, soit en attitudes, mais toujours manifestée par sa personne.

Dans l’Inde antique, on appelait Gurukula-Vâsa, la vie de l’élève retiré des influences et distractions de la société, méditant sur la personnalité de son maître, le maître étant son seul guide, philosophe et ami, l’élève étant un membre de la famille du maître. On recommandait à chaque étudiant de faire un tel stage d’apprentissage après sa cinquième année, ce stage couvrant une période d’au moins douze ans, quelquefois davantage. Nous lisons dans Apastamba (Ch. I, 1, 2 Cf. la traduction de Max Muller, S.B.E., p. 6 vol. II) : « Celui qui a été initié habitera chez son maître comme étudiant religieux (Brahmachari) pendant une période de douze ans au moins ».

Nous voyons donc que les anciens auteurs Hindous reconnaissaient quelques-uns des principes fondamentaux relatifs à ce stade d’adaptation négative-subjective. Les trois anciens concepts de Brahmacharia, Guru-Bhakti et Gurukula-Vâsa représentent trois conditions de la première éducation négative et idéaliste.

Les mêmes concepts s’appliquent aux stades plus positifs de l’éducation idéaliste ; stades qui correspondent à un âge plus avancé de l’élève. Nous en remettons donc la discussion pour considérer d’abord les éducations naturaliste et pragmatique, car dans le développement de l’individu, celles-ci ont leur place propre avant l’éducation idéaliste positive.


CHAPITRE IV

DANS L’EDUCATION NATURALISTE ET PRAGMATIQUE

Nous allons étudier en même temps l’éducation naturaliste ([4]) et l’éducation pragmatique, ce qui nous mettra en présence d’idéals pédagogiques complètement différents des idéals négatifs ou idéalistes. Les doctrines que nous aurons à examiner se rapportent en réalité à un autre stade de l’adaptation des tendances personnelles et il faut regarder d’un point de vue tout différent les relations entre maître et élève et les caractères de l’intervention personnelles dans ces genres d’éducation.

Avant de justifier ce qui précède, il nous faut distinguer nettement entre le « naturalisme » que l’on attribue quelquefois à Rousseau et celui qui appartient en réalité à des auteurs comme Herbert Spencer. R. Rusk écrit à ce propos (Philosophical Bases of Education, London University Press, p. 35) : « Les historiens des doctrines pédagogiques ont généralement attribué l’origine du naturalisme en éducation à Rousseau dont la répétition de la maxime du « Retour à la Nature » a rendu les auteurs aveugles au fait que Rousseau oppose la nature, non pas à l’esprit, mais à la convention sociale, et que le stade naturel négatif de l’éducation ne fait que préparer la culture morale esthétique et religieuse d’Emile ». En réalité, Rousseau est un idéaliste de l’éducation, tandis que c’est Herbert Spencer, le véritable naturaliste. A la base de la doctrine pédagogique de Spencer est une philosophie hédoniste où la plus grande importance est donnée à la nécessité de « préservation » et où, dans la liste des sujets que doit traiter une éducation complète, l’éducation en vue des loisirs prend la dernière place ([5]). Ce qui a de l’importance pour Spencer, c’est le succès matériel dans ce monde, et la science, la culture, l’art pour eux-mêmes ne doivent être regardé que comme des moyens d’employer ses heures de loisir. Les véritables intérêts de l’homme ne doivent pas être recherchés dans la vie subjective, mais dans les réalités objectives, dans la bonne préparation du citoyen intelligent, dans l’utilisation des ressources naturelles pour son bien-être. Comme le répète Rusk (ibid. p. 39) en parlant du naturalisme de Spencer : « Sa plus grande vertu serait la prudence égoïste ». C’est pourquoi Spencer exalte la valeur des sciences aux dépens des humanités. En un mot, Spencer se révolte contre les valeurs subjectives pour insister sur l’application de l’effort   humain à l’utilisation maxima des ressources naturelles, insistance que justifierait l’époque où il vivait. En comparant de plus près Rousseau et Spencer, il apparaît avec évidence, qu’ils sont diamétralement opposés. Spencer est empiriste tandis que Rousseau est plutôt idéaliste. Rusk explique cette même différence comme suit : « Il pourrait paraître quelque peu paradoxal d’attribuer l’origine de l’idéalisme allemand à Rousseau qui est souvent classé parmi les « naturalistes » ; pourtant sa doctrine n’est pas naturaliste dans le sens philosophique du mot. Il n’oppose pas la nature à la raison ou à l’esprit, mais à la convention, telle qu’elle se manifeste dans la société comme il la conçoit. Comme les idéalistes modernes, il cherche à rendre justice à la nature et à lui donner dans l’ordre des choses, la place qui lui revient ; pourtant il ne regarde pas la nature comme le tout, et la forme finale, de la réalité, mais il reconnaît l’existence d’un ordre moral dont la raison et la conscience sont les facteurs contrôlant et un ordre spirituel qui embrasse et explique l’ordre naturel » (ibid. p. 143).

Il ne nous paraît pas nécessaire d’entrer dans un examen détaillé des doctrines pédagogiques des deux théoriciens : qu’il suffise d’énumérer brièvement quelques-unes des différences entre les deux comme suit :

Rousseau

Spencer

Idéaliste subjectiviste

Réaliste empirique

Opposé à la vie collective

L’éducation prépare à la vie collective

Reconnaît un ordre et des valeurs moraux et spirituels en éducation

L’éducation purement culturelle secondaire par rapport à l’éducation utilitaire

Reconnaît des motifs purement éthiques

Ethique hédoniste

La terminologie de Pestalozzi que nous avons déjà eu l’occasion de mentionner permet de bien définir les différences en question. Rousseau se préoccupe surtout du bon développement chez l’enfant, de ces attitudes instinctives qui, selon lui, sont forcément bonnes, de par leur nature même. Ceci correspondrait au développement de l’« Homme animal » de Pestalozzi. Chez Spencer, ce serait, au contraire, principalement la préparation de l’« Homme social » de Pestalozzi. En réalité, l’éducation négative de Rousseau se rapport aux premières manifestations de l’individualité de l’enfant, celle de Spencer au stade où l’individu se prépare à être un citoyen utile de la société, où il tourne son esprit vert les phénomènes objectifs d la nature. Ainsi nous pourrons dire dans la terminologie élaborée dans cette étude, que la théorie pédagogique de Spencer étudie l’« adaptation latérale» des tendances personnelles à leur milieu objectif.

A propos de cette sorte d’adaptation dans l’éducation selon Spencer, il est à remarquer que l’éducateur exerce une fonction neutre. C’est la doctrine de la discipline par les conséquences naturelles qui révèle cette méthode de non-intervention, et dans cette théorie Spencer est d’accord avec Rousseau. L’éducation est un processus d’évolution naturelle où la lutte pour l’existence et d’autres facteurs trouvent leur place. Abandonné à lui-même dans une société pour se débrouiller de son mieux par la concurrence avec les autres et la conquête des obstacles naturels, l’individu atteindrait l’âge adulte avec tout ce qu’il lui faudrait pour une vie heureuse. Voilà l’idée qui est à la base de l’éducation selon Spencer.

Dans le cadre d’une telle éducation, l’intervention de l’éducateur dans le processus du développement des facultés de l’enfant est à un minimum. Abandonnez l’homme animal à lui-même dans ce monde de compétitions et dans un milieu riche en possibilités d’expériences, et la nature même des tendances animales s’affirmera pour produire le résultat visé. Toute tentative d’isoler l’élève aurait pour effet de diminuer ses occasions de faire l’expérience des réalités vivantes et serait donc nuisible. Plus il aura rencontré de personnes pour leur parler et échanger des idées et mieux ce sera pour le résultat visé par ce genre d’éducation. S’il a l’occasion d’entendre différents maîtres sur le même sujet, cela ne fera qu’enrichir son expérience. Si un certain nombre de camarades sont engagés avec lui à acquérir ce genre de connaissances, il y aura plus d’occasions d’action et de réaction mutuelles, ce qui aidera à organiser les connaissances en vue de leur emploi. Ainsi nous voyons que pour une éducation naturaliste selon Spencer, les conditions doivent être différentes de celles établies pour l’éducation négative.

Pourtant il est évident que même la personnalité du maître doit être considéré comme importante, non par rapport à l’expérience même recueillie par l’élève, mais par rapport à la sélection, à l’ordre et à la gradation selon lesquels ces expériences doivent l’atteindre. En plus, il faut tenir compte du fait que même les intérêts naturels demandent une initiation. Nous pourrons donc considérer la nature de l’intervention personnelle de l’éducateur sous les rubriques suivantes : d’abord initiation, ensuite soutien de l’effort, et troisièmement réglage de l’expérience. A ceux-ci, il faut ajouter un quatrième qui est l’unité que procure la personnalité de l’éducateur et dont nous avons déjà plus haut. La personnalité de l’éducateur est le centre d’unité le plus naturel où les expériences disparates deviennent naturellement un tout organique dont les parties constitutives sont proportionnées et réglées de façon à produire des résultats pratiques et des réactions complètes. Nous examinerons chacune de ces quatre rubriques dans leurs rapports avec les expériences de l’élève pendant ce stade de son adaptation.

Les intérêts ont besoin d’être stimulés. Un enfant même très bien doué, n’aura pas forcément une bonne éducation « naturaliste » si on l’abandonne à lui-même sans éveiller sa curiosité. On peut d’ailleurs observer des phénomènes analogues chez les animaux. La mère chatte remuera sa queue devant son chaton pour éveiller ou stimuler les instincts de chasse chez celui-ci. De même, un chien de la meute prendra généralement la conduite pour donner aux autres l’attitude propre à la chasse. Les cris des chasseurs ont également pour effet d’exciter l’intérêt dans ce sport. Les enfants abandonnés à eux-mêmes sont souvent inclinés à accepter les choses de leur entourage et les évènements sans s’arrêter à leur raison d’être, comme des choses qui vont de soi. Cela est vrai surtout pour les phénomènes naturels. Un intérêt conscient et actif pour les choses de la nature comporte toujours une part d’imitation. Souvent les enfants apportent un nouvel objet comme un nid d’oiseau, une chenille, un papillon, au maître qui leur a parlé, parce qu’ils savent qu’il s’intéresse à ces choses. Dans ces cas il est évident que la personne du maître a fonctionné comme un stimulant de l’intérêt. C’est à l’idée que le maître en appréciera le résultat que les enfants doivent, en partie ou entièrement leur curiosité consciente. Voilà donc comment l’intérêt peut se déclencher ou s’activer. J’ai vu bien des écoles où des phénomènes naturels des plus intéressants se produisaient sans être remarqués, parce qu’il n’y avait personne pour stimuler l’intérêt correspondant et j’ai constaté une différence remarquable quand une personne prenait l’initiative et la maintenait vivante.

Mais une fois la curiosité naturelle éveillée, il faut suivre le phénomène étudié jour après jour, ou saison après saison, suivant les cas ; si l’on veut tirer un profit quelconque de cette curiosité, et dans l’absence d’un éducateur qui rappelle la tâche à ses élèves, il est probable que ceux-ci changeront fréquemment de sujet au fur et à mesure que se manifesterons des intérêts nouveaux, de sorte que leur travail sera plein de confusion. Cela est moins vrai pour les expériences isolées et simples (en chimie et en physique par exemple), mais dans l’étude de la nature et des phénomènes naturels l’importance de cette intervention personnelle augmente considérablement. De cette façon, la liberté de l’élève d’apprendre quand il veut et ce qu’il veut, se trouve forcément limitée. Si l’enfant désirait étudier les fleurs en hiver et les boutons en automne, le maître intelligent doit avoir l’autorité de l’en empêcher et d’établir un programme d’études rationnel, même si l’enfant sentait ainsi que sa liberté de choix est diminuée. Un intérêt contenu à travers ces différentes saisons présuppose une réelle influence personnelle de la part du maître. Malgré tous ces efforts, il trouvera impossible de faire tenir à ses élèves, par exemple, un « journal de la nature » si ceux-ci ne sont pas fortement influencés, soit par la crainte d’être punis, soit par l’amour et le désir de faire plaisir à leur maître. Plus une série d’expériences s’étendra dans le temps et plus un centre créateur d’unité et une source d’encouragement, sous la forme d’un éducateur personnel, seront nécessaires pour soutenir l’effort des élèves.

La fonction d’ordonner l’expérience constitue le troisième aspect de l’intervention du maître dans la mise à profit de l’expérience spontanée de la nature. Il existe, dans l’éducation naturaliste, une tendance à l’encyclopédisme qu’il faut éviter. Même dans cette éducation, l’objet n’est pas simplement de bourrer l’élève de faits et de détails d’érudition, mais de lui présenter une information qui aura des chances de lui être utile. On peut dire que l’ordre de l’enseignement est compromis lorsque, par exemple, un enfant néglige la géographie de son propre pays, où vont ses intérêts naturels pour acquérir une connaissance détaillée de la géographie et des produits naturels d’un continent qu’il n’habite pas et avec lequel il n’entrera probablement jamais en relations directes. Ou bien, la simple curiosité pourra conduire un élève vers recherches dépourvues de tout rapport avec les conditions de la vie ; quand un garçon qui veut essayer de faire du feu avec une pierre à feu ou de voler avec des ailes artificielles, qu’il passe son temps à faire des arcs et des flèches, ou à étudier l’alchimie, bien que ces activités répondent à des nécessités cathartiques de l’individu, on en peut les considérer comme de l’instruction positive préparant à quelque activité utile. Ainsi se posent, par rapport entre l’élève et l’expérience ; et la sélection judicieuse de cette expérience doit être fait jusqu’à un certain point par un éducateur personnel. L’état peut faire cette sélection et cet arrangement, mais d’une façon trop grossière et trop général pour tenir compte des variations qu’exigent les milieux et les individus infiniment variés. L’état est forcé d’insister sur une certaines uniformité qui ne peut qu’écraser l’intérêt de l’élève et lui faire trouver monotone la tâche la plus simple. Seule la personnalité du maître peut donner à la matière de l’enseignement un cadre naturel et une forme attrayante. Ainsi, nous voyons que même dans l’éducation naturalise, la personnalité du maître joue un rôle tout à fait important.

En ce qui concerne ces relations pédagogiques, la différence entre l’éducation négative et l’éducation naturaliste consiste en ce fait que la vie collective et les changements de maîtres ne sont pas néfaste dans le dernier cas, tandis qu’il est indispensable d’éviter ces conditions si l’on veut obtenir des résultats tangible dans le premier. L’éducation naturaliste s’occupe de réalités objectives dont le caractère concret permet un accord entre un grand nombre d’étudiants en même temps. L’enseignement collectif rend de plus en plus publiques les réactions des élèves, et lorsqu’une expérience est faite devant une classe d’enfants qui sont ainsi tous amenés simultanément aux mêmes conclusions, alors l’expérience n’en est que plus convaincante pour l’élève individuel. Au contraire, il n’existe point de critère objectif pour juger l’adaptation négative des attitudes d’un jeune enfant. Les différences individuelles sont sujettes à des variations considérables entre différents élèves et à de sérieuses fluctuations d’un moment à l’autre. En présence de ces facteurs subjectifs, l’éducateur est nécessairement contraint d’éviter autant que possible le travail « en masse » pour rechercher l’isolement et des relations personnelles individuelles. C’est pourquoi l’élève doit respecter son maître et lui obéir, et chercher en lui un guide et un ami plein de sympathie, dans l’éducation négative, tandis que, au contraire, dans l’éducation « naturaliste », les relations peuvent prendre un caractère officiel ; le maître devient un camarade lié à l’élève par des liens plutôt démocratiques ; il peut être remplacé sans inconvénient par un autre maître pourvu que le nouveau maintienne une cohérence logique dans la continuation du travail de son prédécesseur. L’élève n’a pas besoin d’obéir à la personne du maître pourvu qu’il se conforme aux règles imposées par le système éducatif comme tel. Ainsi la relation entre maître et élève est moins personnelle dans l’éducation « naturaliste ».

Une des questions soulevées dans la discussion qui précède et qui a été insuffisamment examinée jusqu’ici, est celle de la façon dont la vie en groupe favorise l’adaptation latérale des tendances plutôt que les aspects verticaux de la personnalité. Un des principaux faits de la vie en groupe est celui de provoquer des réactions ayant trait aux valeurs publiques plutôt qu’aux valeurs privées. L’esprit du groupe (group-mind) tel que l’on analysé W. Mac Dougall et d’autres, est impulsif et manque de prévoyance. La mémoire et la prévoyance d’un groupe hétérogène sont, pour ainsi dire, d’une amplitude de vibration réduite ([6]).

Le présent, le monde concret et l’ordre de choses existant assument, aux yeux du groupe, une importance et une valeur exagérée. C’est ainsi que l’aspect statique de l’intelligence se trouve nourri aux dépends de l’aspect dynamique. Tout changement fait appel à la prévoyance, toute émotion profonde suppose une longue mémoire, et c’est par l’application des expériences du passé à l’avenir, faite par des pionniers prévoyants, que progresse l’humanité, que l’ancien ordre fait place à un ordre nouveau.

La vie de groupe, de par sa nature même, insistera sur l’uniformité, étouffant ainsi les manifestations d’individualité qui tiennent compte trop du passé ou de l’avenir. La médiocrité est son meilleur produit. Il est vrai que l’on peut quelquefois observer une sorte d’individualité collective au sein d’un groupe compact ; mais lorsqu’elle existe, on trouve souvent qu’une telle individualité ne vit que grâce à des sentiments populaires artificiels, peu louables en eux-mêmes. C’est ainsi qu’une armée s’unit pour l’action, excitée par l’orgueil, ou le sens de l’honneur, ou de la bravoure, émotions peu éloignées du niveau animal. Les groupements les plus nombreux se fondent de préférence sur la concurrence, la rivalité, visent à étendre leur domination ou à des fins analogues appartenant à la vie matérielle. Le gain immédiat est leur idéal naturel. C’est cette vérité qu’exprime Rousseau dans la remarque déjà citée, sur l’impossibilité de faire, en même temps, un citoyen et un homme (Emile, p. 43). Des écrivains, comme Bertrand Russell, insistent sur la même idée. Celui-ci écrit à propos de l’état et de l’institution de l’Education universelle :

« L’éducation par l’état a pris un certain biais. Celui-ci enseigne aux jeunes (autant qu’il le peut) à respecter les institutions existantes, à éviter toute critique des puissances de ce monde, à regarder les mations étrangères avec suspicion et mépris. Il développe la solidarité nationale aux dépens, aussi bien de l’internationalisme que du développement individuel. Le préjudice fait au développement individuel est dû à l’emploi exagéré de l’autorité. Les émotions collectives sont encouragées aux dépens des émotions individuelles, et la non-acceptation des croyances établies est sévèrement réprimée. L’uniformité est désirable, commode pour l’administrateur, qui ne s’inquiète guère du fait que celle-ci ne s’obtient qu’au prix de l’atrophie mentale. Le mal résultant de tout cela est si grand que l’on peut se demander sérieusement si  l’éducation universelle a fait, en fin de compte, plus de bien ou plus de mal » (P. 186 des « Sceptic Essays », Londres, Alen et Unwin).

Il est facile de comprendre comment une éducation basée sur la philosophie « naturaliste », et appliquée collectivement, est incapable de produire l’individu dont se souviendraient les générations suivantes. Si de tels individus ont quand même été produits, c’est malgré cette éducation plutôt que grâce à elle. Un développement du côté vertical de la personnalité supposerait un changement dans l’aspect dynamique de l’intelligence, et pas seulement dans l’aspect uniforme et statique ; mais voilà justement la réforme que l’éducation « naturaliste » n’envisage pas. La criminalité, par exemple, ne se corrige pas par l’éducation collective, basée sur la philosophie « naturaliste ». « La jeunesse criminaloïde », suivant Stanley Hall, « est plus nettement individualisée que l’enfant « bon » commun, qui est moins différencié. La vertu est plus uniforme et plus monotone que le péché. Il y a un bon chemin, il y en a beaucoup de mauvais ; d’où la nécessité d’étudier chaque individu par toutes les méthodes pédagogiques, psychique et physiologiques. » (Youth, p. 136 Appleton, New-York). L’éducation collective « naturaliste » de notre temps n’est vraiment efficace ni pour corriger chez un enfant un mal existant, ni pour aider l’individu à s’élever au-dessus du niveau des vertus médiocres. Si donc nous jugeons de la valeur d’une éducation par l’influence permanente qu’elle exerce sur la nature innée de l’individu, nous trouons que l’éducation « naturaliste », spécialement celle appliquée collectivement et impersonnellement, n’est pas de l’éducation du tout, au vrai sens du mot. C’est uniquement une adaptation temporaire et temporelle de l’individu à son milieu matériel ([7]).

Et tandis qu’il faut reconnaître la nécessité d’une telle adaptation, spécialement pour le bonheur et le succès pendant l’âge moyen de l’homme, il faut aussi admettre que sa valeur permanente dans l’évolution dans la race humaine est minime. Comme nous le verrons bientôt, l’éducation dans son meilleur sens n’est ni pragmatique, ni « naturaliste », mais idéaliste. C’est dans cette dernière qu’entrent en jeu la personnalité humaine, les motifs et les valeurs les plus élevés ; c’est là que l’action et la réaction mutuelles entre un individu et un autre produisent les meilleurs résultats. Ce n’est donc pas dans l’éducation « naturaliste » qu’il faut chercher le développement des attributs supérieurs de la personnalité.

Avant d’examiner la part que joue l’éducation idéaliste comme facteur d’adaptation ou de développement des tendances personnelles vis-à-vis du milieu général, il faut nous arrêter un moment pour considérer le rôle de l’éducation pragmatique dans ce processus. Cette éducation occupe une place unique entre les philosophies idéaliste et « naturaliste » ou négative, puisqu’elle se rapporte à ce stade de la vie de l’individu où il doit, en même temps, apprendre et vivre comme un membre actif de la société. Son idéal est l’homme social de Pestalozzi.

Le pragmatisme, comme l’éducation « naturaliste », a son origine dans cette même révolte contre l’éducation humaniste de la première période, avec son exagération de l’importance des études subjectives et théoriques ; le pragmatisme lui aussi insiste sur les aspects immédiats et utiles du milieu, aux dépens de l’aspect culturel pur. La première différence frappante entre l’éducation « naturaliste » et le pragmatisme consiste en ce fait que celui-ci insiste sur la relation de l’éducation et de la vie personnelle comme membre d’une société, tandis que pour l’autre, toute vérité scientifique a une valeur éducative. Comme le fait remarquer Rusk (op. cit. p.69) :

« La critique principale du pragmatisme… est dirigée contre l’interprétation impersonnelle et mécanique résultant du Naturalisme ». Plus loin (p. 70) il ajoute ; « L’idéalisme est d’accord avec le pragmatisme dans son désir d’échapper à « l’horreur paralysante de l’interprétation naturaliste de la vie, du cauchemar d’un univers indifférent ». La différence principale entre les deux positions est celle-ci, que le partisan de l’éducation « naturaliste » regarde d’une façon impersonnelle les réalités objectives qui, aux yeux du pragmatisme, gagnent une importance nouvelle par rapport à l’individu, au moment et aux circonstances où il vit celui-ci. Tandis que l’éducation « naturaliste » deviendrait facilement encyclopédique sans qu’aucune raison humaine ne s’oppose à une accumulation illimitée de connaissances et d’informations concernant les phénomènes objectifs, le pragmatiste, au contraire, entend limiter une telle tendance par la considération des besoins pratiques d’une société donnée.

Ainsi le pragmatiste diffère aussi bien de l’humaniste qui exagère la théorie pure et les valeurs purement subjectives et privées, que de l’éducateur « naturaliste » qui tend vers l’encyclopédisme. Au lieu de vouloir produire un individu expert dans la science et les lois du monde objectif, le véritable but du pragmatiste est de produire un individu pratiquement à la société moderne, et qualifié pour contribuer en quelque chose à son progrès ([8]).

Ainsi la position de l’éducation naturaliste est théorique-objective, celle du pragmatiste est pratique-objective. L’activité est le terme spécial qui distingue ce dernier.

Par suite de cette différence d’attitude, la pratique de l’éducation pragmatique a apporté des changements significatifs, sur lesquels il serait important de fixer notre attention pendant quelques instants.

Premièrement, l’éducation pragmatique diminue l’importance de la culture de l’inhibition. Dans ses « Educational Essays » (Blackie p. 68) John Dewey dit que l’inhibition n’a pas de valeur ([9]) et que c’est à la partie ouverte, ou publique, d’un acte qu’il faut attache toute l’importance.

Deuxièmement, le pragmatisme insiste sur le fait que l’activité de l’individu doit se rapporter à l’utilité. Le but de l’activité n’est point d’être égoïste dans le sens étroit du terme, mais d’être utile à la société. Nous trouvons ici une différence avec l’éducation « naturaliste » qui a son centre dans le développement de l’individu au sens biologique du terme. L’individualité du pragmatisme se rapproche de ce que nous avons appelé la « personnalité » qui comporte des motifs distinctement humains et qui ne sont plus strictement biologiques. Le motif social fait de la vie quelque chose de plus qu’une simple lutte pour l’existence ; quelque chose de plus humain où entrent davantage de prévoyance consciente et d’intelligence humaine pour déterminer la conduite.

Troisièmement, l’éducation pragmatiste est la première qui insiste sur la nécessité d’élever l’enfant non pas selon les désirs d’un maître de l’église ou de l’Etat, mais selon le développement des capacités de l’enfant lui-même. C’est l’enfant qui occupe le centre, et l’activité naturelle de l’enfant devient le moyen de son éducation.

Ces trois particularités donnent à l’éducation pragmatique un caractère distinctif par rapport au développement de la personnalité. Pour la première fois, depuis les tendances mécanistes de la philosophie réaliste de Locke et Spencer, on se préoccupe de la personnalité de l’enfant. On lui accorde une partie de la liberté que Rousseau a plaidée en sa faveur. L’insistance sur l’action « ouverte » et l’adaptation sociale dans la méthode éducative pragmatique, la font tendre vers une adaptation positive des tendances personnelles. L’acte « ouvert » demande de l’intelligence active, de même que l’adaptation à la vie collective ou sociale, constitue, comme nous l’avons déjà vu, le niveau positif de l’adaptation personnelle.

En tendant à développer la personnalité de cette manière, l’éducation pragmatique détermine ses propres limitations. Tout d’abord, les mobiles d’action reconnus par le pragmatiste sont exclusivement les mobiles que la société reconnaît ou qu’elle sanctionne. C’est toujours l’utilité – quoique d’un caractère plus général – qui est le critérium de la conduite ; encore faut-il que cette utilité ait un caractère pratique bien prononcé. Ainsi, il suffit que cette utilité soit, pour ainsi dire, localisée et contemporaine, elle ne sera pas nécessairement générale et valable pour l’humanité tout entière. Limitée dans l’aspect latéral, l’activité préconisée par l’éducation pragmatique l’est plus étroitement encore dans son aspect vertical. Le pragmatisme ne s’inquiète point de l’avenir, ni du passé éloignés ([10]). Des considérations de cette envergure constitueraient une infidélité à la philosophie pragmatique. Tout en tendant correctement à développer la personnalité par l’activité de l’individu, l’éducation pragmatique ne s’applique pas à pousser ce développement assez loin. Des considérations sociales et démocratiques en limitent l’envergure, tout comme dans le plan naturaliste examiné plus haut.

Un défaut plus sérieux de l’éducation pragmatique consiste dans le fait qu’elle laisse s’atrophier le fond, l’arrière-plan de la personnalité. Nous avons vu comment une adaptation prématurée aux exigences publiques et sociales est tout au détriment de l’adaptation négative calme, de la personnalité de l’enfant. Quoique certains éducateurs pragmatistes comme John Dewey ([11]) reconnaissent le besoin de l’intimité et de la sociabilité, ils ne leur donnent qu’une place secondaire dans le programme éducatif.

Le rôle de l’éducateur personnel est moins insignifiant dans ce schéma d’éducation pragmatique qu’il ne l’était dans l’école « naturaliste » où la règle de la « non-intervention » doit s’appliquer plus ou oins strictement. Examinons la nouvelle méthode d’enseignement dite « project method » qui ressort directement de l’application à l’éducation de la philosophie pragmatique. Par cette méthode, l’enfant prend intérêt à des activités utiles telles que l’agriculture, la menuiserie, la construction, le filage et le tissage, etc… ; voilà les centres autour desquels croît l’instruction et l’éducation. Prenons par exemple, une forme d’activité ordinaire comme le jardinage. Le jardinage est un genre d’activité où il entre beaucoup de l’influence personnelle d’un jardinier.

Une de mes premières expériences à propos de ce travail de jardinage chez les enfants fut le grand enthousiasme que ceux-ci apportent invariablement au début de ce travail. J’ai toujours trouvé qu’un garçon qui commence à apporter un intérêt enthousiaste pour le jardinage, espère avoir tout de suite un grand jardin. Il demandera un grand morceau de terrain ; l’apparence de son jardin sera pour lui une chose importante. Il aura la tendance de travailler d’une façon décousue. Il n’aura pas la patience d’attendre la saison nécessaire au début du travail ; et il s’attendra à des résultats rapides. Après avoir planté des petits pois ou des oignons, il reviendra le lendemain pour voir s’ils ont bien poussé. Quand il s’apercevra que le jardinage prend du temps et de la patience, il sera désillusionné et pourra même abandonner entièrement son projet à moins qu’il n’y ait quelque facteur économique, moral ou personnel, exerçant sur lui une action continuelle.

Une analyse exacte de ces facteurs de non-réussite chez l’enfant révélerait le fait que l’enfant est incapable de s’intéresser à quelque chose qui est éloigné dans le temps. Il veut des résultats immédiats. Le jardinier professionnel a appris à s’adapter aux différentes lois naturelles qui pourront varier pour chaque plante de quelques semaines à quelques années, mais il ne s’en inquiétera pas pendant ce temps. Or cette patience en rapport avec l’intuition du temps, et qui s’attache à chaque forme particulière d’activité, cette patience est inséparablement liée à la personnalité du jardinier. Un garçon qui veut apprendre l’agriculture ou le jardinage, imitera inconsciemment cette attitude subjective du jardinier. Lorsque, par exemple, la récolte est mauvaise, le jardinier ne se découragera pas pour autant. Il a la patience d’essayer encore une fois, et quelquefois la récolte suivante compensera la perte subie. Une telle expérience du jardinier ne se transmet pas aux jeunes gens sans qu ceux-ci aient en lui une sorte de foi. Il faut qu’ils croient à la réussite ou qu’ils héritent en quelque sorte de l’attitude nécessaire pour l’exécution de chaque activité. C’est ainsi que la personnalité du maître ou de l’instructeur entre même dans l’éducation pragmatique suivant la méthode dite « project method ».

Ce genre d’élément personnel entre même dans des formes d’activité plus simple encore. Chaque action comporte son propre élément de « temps ». On ne peut pas verser un pot de mélasse dans un autre récipient de la même manière que l’on verserait un pot d’eau. Les actions les plus simples telles que faire un repas ou dresser une table, comportent la possibilité de gagner du temps et d’organiser chaque détail en vue d’un résultat efficace. S’il est abandonné à lui sans aucune pression économique ou l’autorité, l’enfant pourra ne jamais développer l’intelligence dans l’action ; ce n’est que dans le contact avec un modèle plus évolué ou mieux adapté que l’enfant peut apprendre à vivre intelligemment. Dans la vie journalière les réactions personnelles produisant de telles adaptations sont si variées et viennent de tant de sources que nous nous rendons à peine compte combien de nos capacités courantes nous devons à l’influence personnelle d’autrui.

C’est lorsque une forme d’activité a son but et son motif ultimes cachés de la vision de l’enfant par sa distance dans le temps ou dans l’espace que la nécessité d’une influence personnelle se fait le plus sentir. Supposons qu’un groupe d’enfants désire fonder un club de sports entre eux : mon expérience m’a montré que les enfants laissés à eux-mêmes ne comprennent pas les principes qui doivent être à la base d’une société démocratique. J’ai trouvé qu’après quelques essais ils désespèrent généralement de fonder un club. La faut en est évidemment à ce qu’ils ne se sont pas rendu compte de la marche d’une société, et ils ont souvent besoin d’être guidés avec sympathie par quelqu’un qui a leur confiance, pour qu’ils persévèrent dans cette expérience d’élaborer une constitution à eux.

Nous avons traité dans un chapitre précédent du rôle de l’éducateur pour aider l’enfant dans son affranchissement vis-à-vis des forces inhibitrices agissant sur lui.

L’éducation pragmatique est donc bien qualifiée pour le développement, dans une certaine mesure, de la personnalité de l’élève ; mais elle souffre d’une sérieuse limitation d’envergure et d’horizon. Ici, comme dans les autres stades de l’éducation, l’éducateur personnel a une fonction importante à remplir. Mais, il faut le reconnaître, les plus hautes possibilités de la personnalité humaine ainsi que les meilleurs effets de l’influence personnelle de l’éducateur sur son élève, ne sont pas envisagés par le plan de l’éducation pragmatique tel que le conçoivent ses représentants. L’enfant élevé strictement par l’éducation pragmatique a toujours des chances d’être utilitaire dans ses motifs. La plus haute forme de la personnalité humaine est celle qui cultive l’amour de la connaissance pour elle-même, comme le prétend Bertrand Russel. (« On Education », p. 192) : « Il y a beaucoup de connaissances qui semblent avoir de la valeur pour elles-mêmes indépendamment de tout service qu’elles pourraient rendre…. ». Il continue (ibid., p. 243) : « Je n’aimerais pas que le poète, le peintre, le compositeur ou le mathématicien se préoccupent de quelque effet lointain que leurs activités pourraient avoir dans le monde pratique. Qu’ils se préoccupent plutôt de poursuivre une vision, de se saisir et de donner de la permanence à quelque chose qu’ils ont d’abord entrevu vaguement, et qu’ils ont aimé avec une telle ardeur que les joies de ce monde ont pâli à leurs yeux.

Une poursuite de la connaissance pour elle-même, qui est si pleine d’ardeur, voilà une attitude d’esprit qui constitue le plus précieux héritage d’une génération à une autre ; et c’est dans la transmission de l’héritage culturel de l’humanité que le type de personnalité éducateur le plus élevé trouve sa véritable vocation. C’est l’activité entreprise pour elle-même qui marque la différence entre les deux plans pragmatique et idéaliste, c’est à celle-ci que nous allons passer maintenant.


CHAPITRE V

DANS L’EDUCATION IDEALISTE

Qu’est-ce que l’éducation idéaliste ? C’est Rusk ([12]) qui va nous répondre : « Lorsque nous reconnaissons la priorité du milieu culturel, qui est propre à l’homme, lorsque nous réalisons que dans la transmission et dans l’augmentation de cet héritage de culture par récréation constante réside la tâche suprême de l’éducation, que l’homme possède des capacités spirituelles adéquates à sa tâche, c’est alors que notre philosophie de l’éducation est idéaliste et il n’est pas douteux qu’alors seulement elle est satisfaisante ». Cette définition de l’éducation idéaliste a le tort, cependant, d’être basée sur des concepts comme le « pouvoir spirituel » et comme le milieu culturel, termes qui sont plutôt vagues et sujets à des interprétations variées.

L’idéalisme, comme nous l’entendons, possède ces trois caractères :

Sa vérité est d’application universelle ;

Elle est relativement indépendante des conditions de temps ; elle reste la même à travers les âges ;

Elle concerne davantage le monde subjectif que le monde objectif ou, mieux encore, elle ne fait aucune distinction entre les deux.

A ces trois caractéristiques on peut en ajouter une quatrième : que l’idéalisme est la prérogative spéciale de l’homme, dérivant de la nature de ses émotions et de son intellect. Cette prérogative spéciale de l’homme consiste en ceci : il peut envisager et le temps et l’espace sur une plus grande échelle que l’animal. Si nous considérons ce que c’est que l’idéalisme, nous voyons que la différence entre celui-ci et la position du pragmatisme n’est pas rigide ou absolue. Lorsqu’un pragmatiste agit pour le bien de l’humanité en général, qu’il s’intéresse à son bien-être permanent et qu’il est guidé par des valeurs subjectives plutôt qu’objectives, il devient plus ou moins un idéaliste.

L’éducation idéaliste est cette partie du processus pédagogique qui est en rapport avec la formation de « l’homme moral » de Pestalozzi. L’idéalisme de Rousseau, comme nous l’avons vu, s’applique surtout aux premiers degrés du processus. Contrairement au premier, cet idéalisme, quoique subjectif, est positif. Avec lui nous émergeons hors des limites utilitaires du pragmatisme : l’activité contient en elle-même sa propre récompense et l’art, la littérature et les sciences sont recherchés pour leur valeur intrinsèque. Cet idéalisme se rapporte davantage à l’intellect et est le résultat naturel de l’expérience de l’homme d’âge moyen. On peut dire que l’éducation idéaliste, d’après notre terminologie, s’ensuit donc que dans l’éducation négative et dans l’éducation idéaliste, qui représentent la première et la dernière phase du processus éducatif, les relations personnelles doivent avoir le maximum d’intensité et doivent être aussi étroites et intimes que possible.

La transmission d’une génération à la suivante de la culture appartenant à une nation ou à une communauté est la fonction principale de l’éducateur idéaliste.

L’éducation idéaliste ainsi conçue est donc une évolution des tendances individuelles au-delà de la sphère utilitaire biologique et pragmatiste, vers une sphère dans laquelle les motifs non utilitaires les plus généraux et abstraits déterminent l’action. Cela représente l’étape finale du processus et correspond dans son essence au phénomène que les psychologues ont reconnu sous le nom de « Sublimation ».

Bien que ce terme originairement employé par Freud se rapporte plutôt à l’émancipation de la libido infantile, il y a pourtant une interprétation plus étendue de ce terme donnée par des auteurs comme William Mc Dougall qui justifiera mieux notre emploi de ce terme dans la description de la nature essentielle de l’éducation idéaliste. Mc Dougall explique lui-même la relation qu’il y a entre sublimation et éducation, et il conclut : « La sublimation conçue au sens large est donc un processus qui est représenté sur une échelle plus vaste dans toute vie normale et on peut dire que la partie la plus importante de l’éducation consiste dans la direction du processus de la sublimation morale » ([13]).

Cette sublimation ne consiste pas seulement en une généralisation des mobiles d’actions qui tend à les rendre plus permanents, mais elle implique aussi l’orientation de l’esprit vers l’avenir. Elle doit être conçue comme agissant dans le sens d’un effort pour accomplir un but quelconque, effort auquel se mêle toujours une sorte d’esprit d’aventure, une certaine obstination à vaincre les obstacles. Ainsi cet ajustement positif est plus général, plus subjectif et permanent et aussi orienté vers le futur. Nous sommes justifiés, dans le cas particulier, à parler d’un ajustement orienté vers l’avenir car, si l’effort implique toujours un défaut de satisfaction à l’égard du présent (qu’il ne faut d’ailleurs pas confondre avec le sentiment de regret pour de passé), l’ajustement positif dont nous parlons en ce moment est par sa propre nature tourné vers le futur.

L’aspiration au bonheur peut être décrite comme le but le plus universel de l’être humain, et c’est dans cet espoir suprême, qui toujours apparaît dans le futur, comme sous la forme d’un idéal à atteindre, que doit être cherché le caractère décisif de cet ajustement idéaliste supérieur. Les étapes du processus éducatif sont donc naturellement liées à cette sublimation des tendances. C’est de cette manière que la personnalité achève véritablement sa formation. Ici, nous traitons une partie du processus qui n’est pas ordinairement envisagée dans les manuels scolaires, parce que cette étape est naturellement au-delà de l’âge scolaire proprement dit.

La littérature pédagogique de notre temps s’absorbe à peu près complètement dans le problème de l’instruction publique, à tel point, que l’éducation considérée sous l’angle du développement individuel et de l’ajustement supérieur n’est pas même reconnue comme un domaine distinct, ou qu’elle est laissée à la seule compétence des églises.

Dans certains pays, comme l’Inde et la Chine, la tradition nos a laissé des idées exactes, ayant trait à cette étape supérieure qui n’a pas pour objet la formation des citoyens, mais l’homme, purement et simplement. Les traditions populaires ont joué un grand rôle dans la transmission de ces idées et dans l’influence énorme qu’elles ont sur la pensée des générations actuelles de ces pays.

Il faut pourtant dire que même dans les pays occidentaux cette science du développement individuel n’est pas restée totalement ignorée.

Ainsi nous lisons chez Dumas ([14]) l’esquisse suivante des moyens utilisables : « Moyens physiques (isolement, régime alimentaire, soumission de l’activité physique à des pratiques régulières) ; Moyens intellectuels et sentimentaux (méditation, examen de conscience, résolutions, discipline intellectuelle, observance de certaines règles) ; Moyens sociaux (affiliation à un groupe ayant pour objet la culture morale, réunions périodiques, cérémonies, direction de conscience, confession). Ici, comme dans n’importe quelle technique, le succès des moyens employés est subordonné à l’ingéniosité, à la persévérance de l’artisan, c’est-à-dire aux qualités personnelles ».

Payot, dans son œuvre admirable : « L’éducation de la volonté », a accentué énergiquement les mêmes principes fondamentaux d développement personnel. Ce n’est pas notre tâche ici d’examiner à fond la question du développement de la personnalité positive. Nous avons déjà quelque chose de sa nature dans la discussion où nous avons essayé d’établir à quelle catégorie du développement personnel elle appartient. Nos nous bornerons dans cette étude à examiner quelles sont les relations personnelles qui conduisent à un ajustement facile et harmonieux des tendances personnelles. Et même, laissant de côté l’examen des méthodes techniques, employées dans l ‘éducation idéaliste, nos allons passer directement à l’étude de la nature des relations personnelles dans cette partie de l’ajustement.

La première question qui se pose est celle-ci : Une fois que l’individu a atteint ou dépassé sa vingtième année, qu’il est sorti de l’étape précédente, a-t-il besoin encore d’un guide ou de l’influence d’une personne plus âgée ? Nous pensons que cet ajustement supérieur idéaliste ne peut pas avoir lieu quand on laisse à la personnalité simplement la liberté de grandir. Il nous semble que s’il est juste d’envisager jusqu’à un certain point une question de liberté dans la première étape, cette liberté doit être restreinte d’une manière spéciale quand elle sera appliquée à l’éducation idéaliste. Durant les premières années de l’enfant, la liberté était quelque chose d’inhérent à la nature même et se réduisait dans ce cas à une espèce de laisser faire ; et la fonction du maître n’était pas autre chose qu’une sorte de surveillance dont le but était d’orienter l’enfant.

Dans cette dernière étape au contraire, l’élève ne doit pas perdre de vue la nécessité de l’effort. Une telle tâche implique la nécessité d’une direction et d’une discipline rigoureuse parce que l’élève laissé à lui-même sera difficilement capable de parvenir tout seul à cette adaptation supérieure. C’est pour cela que Payot, proteste comme suit, contre le fatalisme qui peut soutenir cette idée fausse de liberté à l’égard de ce développement positif de la personnalité : « Quel est l’étudiant qui n’a pas douloureusement senti la disproportion entre ses désirs de bien faire et la faiblesse de son vouloir ? Vous êtes libres ! disaient nos maîtres. Et cette affirmation, avec désespoir, nous la sentions mensongère. Nul ne nous apprenait que la volonté se conquiert lentement, nul ne songeait à étudier comment elle se conquiert. Nul ne nous exerçait à cette lutte, nul ne nous soutenait, et alors, par une réaction bien naturelle, nous acceptions avec emportement les doctrines de Taine et des fatalistes, qui eux du moins nous consolaient, nous apprenaient la résignation devant l’inutilité de la lutte. Et nous nous laissions tranquillement aller à la dérive en nous étourdissant pour ne pas sentir le mensonge de ces doctrines consolatrices de nos paresses. Ah ! oui, la cause essentielle de ces théories fatalistes de la volonté, c’est la théorie naïve à la fois et funeste des philosophes du libre arbitre ! La liberté morale, comme la liberté politique, comme tout ce qui a quelque valeur en ce monde, doit être conquise de haute lutte et sans cesse défendue. Elle est la récompense des forts, des habiles, des persévérants. Nul n’est libre s’il ne mérite d’être libre. La liberté n’est ni un droit, ni un fait : elle est une récompense, la plus haute, la plus féconde en bonheur. Elle n’est à tous les évènements de la vie ce qu’est la lumière du soleil pour un paysage. A qui ne l’aura pas conquise, seront refusées les joies profondes et durables de la vie » ([15]).

Une éducation positive peut réussir seulement là où il y a stimulation constante. Elle doit être dirigée vers un but défini dans une direction sûre, et l’on doit en avoir un idéal positif. Si l’éducation pragmatique est une aspiration vers des idéals à réaliser dans un avenir immédiat et dans les limites pratiques de la vie, et par un sain équilibre des forces sociales qui agissent sur l’enfant, l’éducation idéaliste a ses motifs dans le passé et sa fin dans le futur dont la vision immédiate est cachée à un étudiant le temps et cette intuition sera développée seulement après l’entraînement initial pour cette tâche, car cet entraînement n’est pas une chose qui se réalise spontanément dans le cours des évènements ordinaires.

Nous avons déjà dit que cette adaptation n’est pas objective. Elle n’est plus qu’une attitude : un effort subjectif vers la réalisation de quelque chose au-delà de notre portée. C’est la recherche constante d’une noble cause par quoi nous puissions nous mettre au service du bien général.

Pour acquérir cette attitude et la capacité d’un effort patient tel que le demande la recherche de cet idéal positif, on ne trouvera pas grand-chose d’utile dans ce que nous donnent les livres. En d’autres termes, ce qui est d’importance capitale, c’est l’aspect qualitatif de la connaissance. Voici comment Payot parle des valeurs qualitatives des connaissances et attitudes que l’éducation de la volonté implique : « La valeur du savant, écrit-il, n’est pas proportionnelle à l’amas des faits entassés. Elle est en raison de l’énergie de l’esprit, de recherche et d’aventure, si je puis ainsi dire, constamment contrôlée par une sévère critique. Le nombre des faits n’est rien, leur qualité est tout ; c’est ce qu’on oublie trop dans l’enseignement supérieur. On n’y développe nullement la vigueur du jugement, l’esprit e hardiesse à la fois et de prudence : on surcharge les jeune de notions de très inégale valeur, on ne cultive que leur mémoire, de sorte qu’on oublie l’essentiel, qui est, ne craignons pas de le répéter à satiété, l’esprit d’initiative allié au doute méthodique » ( [16])

Il n’y a pas besoin de longues discussions pour admettre que l’éducation idéaliste positive réside dans la culture d’une attitude de l’esprit. Il ressort de ce que nous avons dit tout à l’heure que cette attitude d’esprit doit être d’autant plus positive qu’elle est dirigée vers un effort d’initiative ou d’aventure et qu’elle regarde pour ainsi dire, l’avenir. Cette attitude, comme nous l’avons vu, doit être soutenue par une stimulation continuelle sans laquelle elle court le danger de se replier et de se perdre tout à fait. Ce qui est indispensable pour soutenir cet état d’esprit, c’est un effort persistant dans la même direction, pendant une longue période de temps. Or la méthode et la régularité demandées par une telle recherche sont souvent inaccessibles à un étudiant ordinaire qui n’est pas aidé et guidé d’une manière spéciale. Des hommes, comme Pasteur et Darwin, nous fournissent des exemples typiques de cette attitude. Leur action, toute désintéressée, fut poursuivie durant bien des années avant d’aboutir à un résultat tangible. Ici, il s’agit d’hommes de science, mais dans les branches de connaissances encore plus subjectives, nous avons des héros semblables et des exemples admirables dont chacun appartient à son type spécial tout en retenant certains traits essentiels qui les rapprochent. C’est toujours un effort perpétuel vers un avenir meilleur qui est leur caractère principal.

Il est facile de voir comme quoi ce genre d’ajustement subjectif ne peut pas provenir de la stimulation constante qu’exerce l’entourage personnel d’un individu quelconque. Nous avons aussi déjà vu que l’opinion d’une foule ne peut pas être la meilleure espèce de stimulant dans cette sorte d’adaptation idéaliste et subjective, l’opinion de la foule étant plutôt portée du côté objectif et ainsi plus pratique et utilitaire. Une personne qui s’efforce d’obtenir un dé0veloppement supérieur des tendances naturelles, ne peut pas logiquement baser ses efforts sur l’applaudissement ou l’encouragement de la masse. Un orateur démagogue ou un acteur histrion (Paillasse) a pus de chances d’être un favori de la foule que des orateurs ou des acteurs de valeur. Ainsi toute la question se ramène à ceci, que, pour s’élever à cette région supérieure de l’esprit, l’individu doit choisir pour guide un modèle, un philosophe et un ami, en qui il ait toute confiance. A ce point de la discussion on peut opposer que l’effort d’un groupe sur des bases démocratiques pourrait peut-être produire la même stimulation nécessaire pour avancer. Payot répond à cela de la manière suivante : « Mais ces groupes avec ses égaux ne suffisent point, à moins qu’un camarade n’ait une valeur morale décidément prédominante, ce qui n’est guère possible à cet âge. Un besoin se fait sentir, celui d’un appui plus élevé, pour une approbation personnelle venant d’en haut. C’est ce besoin si humain que l’église catholique ne satisfait pas les directeurs de conscience. Ici rien de semblable : l’abandon est complet. Or, quand on constate quelle admiration ont les étudiants pour les maîtres qu’ils estiment, quand on éprouve la force de leur foi pour peu que les maîtres s’en montrent dignes par leur talent, on ne peut être que profondément attristé de songer qu’on ne fait rien de ce sentiment. Le professeur connaît à peine ses élèves, il en sait rien de leurs antécédents, rien de leurs familles, rien de leurs désirs, de leurs aspirations, de leurs rêves d’avenir. Si on soupçonnait quelle importance peut avoir une parole d’encouragement, un bon conseil, un reproche amical même, à ces heures bénis de la vingtième année ! (Ibid., pp. 254-255).

Il est important de reconnaître le fait que cette influence doit être celle d’un supérieur qui a parcouru ce chemin avant les jeunes disciples. Ici, nous venons à une forme d’organisation dans l’éducation qui est différente de l’idéal démocratique. Les maîtres scholastiques des anciens temps, comme Pythagore, Aristote, Platon ou Socrate, sont pour nous les exemples les plus proches du genre de directions dans l’éducation idéaliste. Les rapports doivent être de respect mutuel. Pendant que dans la première étape négative ce rapport a pu être pour ainsi dire maternel, maintenant il doit être positif, comme celui d’un père ou d’un patriarche. Le premier est rétrospectif, l’autre prospectif.

Le vrai secret de l’intérêt qu’une jeune personne ressent pour ce rapport positif avec son guide, c’est qu’elle voit en lui l’image de ce qu’elle devra être dans le futur. C’est le futur que le jeune homme (ou la jeune femme) craint plus que toute autre chose, car il est anxieux que ce mystérieux futur se dévoile à ses yeux. Cet intérêt et ce sentiment du mystère augment à mesure que l’adolescent devient adulte, et quiconque pourra projeter un rayon de lumières dans son avenir sera considéré avec estime par l’élève. Le succès d’une devineresse dépend de ce même principe. On peut trouver une preuve évidente de cette influence de caractère prospectif chez les maîtres les plus appréciés, dans les statistiques de Sanford Bell (A study of the Teacher’s influence Pedagogical Seminary, Dec. 1900, vol. 7, pp. 492-495) auquel se réfère Stanley Hall (Youth, its Education, Regiment and Hygiene, page 211) : « Ce qui semble être le plus apprécié dans les maîtres, c’est les raisons qu’ils donnent, les idéals qu’ils font surgir, les ambitions qu’ils excitent de devenir et de faire quelque chose, en donnant de cette manière un but à la vie, l’exhortation à vaincre les difficultés, et en général la confiance en soi qu’ils suscitent, et le chemin à suivre qu’ils montrent ».

La deuxième question importante qui se pose à propos de la nécessité d’une direction personnelle dans l’éducation idéaliste, est celle de la répugnance commune dans notre démocratie moderne pour tout ce qui implique de la soumission. Il y a là un sentiment analogue à celui qui s’est exprimé dans la révolte contre l’esclavage. Tout le courant des évènements politiques dans le monde est orienté vers l’abolition d’une autorité trop concentrée. La crainte de l’inquisition tourmente l’esprit populaire et se manifeste dès qu’il est question de la supériorité d’une personne sur une autre. L’instinct populaire pressent et redoute là-dessous, avec raison, une porte ouverte à la corruption dans les affaires publiques. A propos de cette objection il faut se rappeler que la supériorité matérielle appartient à un autre ordre que la supériorité purement spirituelle. La constatation qu’il y a là une distinction fondamentale nous a guidés, en fait, à bien des reprises depuis le commencement de notre étude, et elle est également importante pour la juste compréhension de cette supériorité qui est une condition favorable dans l’éducation idéaliste.

Les abus auxquels pourrait donner lieu, dans la vie quotidienne, l’application d’une disposition de ce genre, on pourra les éviter grâce à certaines précautions : En premier lieu, l’éducateur idéaliste ne devrait pas s’attendre à ce que l’intérêt qu’il vouera à son élève lui vaille un avantage lucratif personnel. La société devrait pourvoir à ce que les besoins personnels d’un maître idéaliste fussent indépendants de ses devoirs de maître de manière qu’il n’eût rien à gagner par une domination sur ses élèves.

Comme dans la Grèce ancienne et dans l’Inde on pourrait demander à un maître de se conformer à un idéal de vie simple et de spiritualité supérieure et de renoncer à ses richesses. Ensuite ces maîtres idéaliste devraient être au-dessus de toute caste, de toute organisation politique ou religieuse, afin que leur enseignement ne soit pas dégradé par des motifs de propagande. Il est possible de se défendre contre la corruption comme il a été démontré par l’Inde ancienne où il était, où il est encore, dans une certaine mesure, de règle que l’éducateur idéaliste soit quelqu’un qui n’a pas de possessions, c’est-à-dire pas de richesses pour son propre plaisir et agrément et où le peuple reconnaît dans un maître idéaliste quelqu’un au-dessus de toute caste ou parti ; un tel maître est appelé un « Gourou ». Quand un jeune homme se soumet à la direction d’un Gourou il le fait de son propre gré, sans mobiles d’ordre matériel. Le Gourou, de son côté, accepte cet hommage sans arrière-pensée vaniteuse, mais seulement pour le désir de communiquer les expériences de sa nature intime et de les partager avec la jeunesse pour son émancipation. L’élève est toujours livre de quitter son maître s’il ne l’aime pas, à n’importe quel moment, sans qu’aucune obligation sociale lui impose de subir sa tutelle. Dans une telle liberté de relation, l’intimité qui en découle a la spontanéité et la fraîcheur de l’enfance, sans aucun motif d’ordre inférieur, et l’influence de la personne plus âgée et expérimentée sera pure, salutaire, et vraiment idéaliste.

Dans les Indes il est d’usage actuellement de hausser le Gourou au rang d’un dieu et l’adoration qui lui est accordée est considérée comme une adoration divine. Keay exprime de la façon suivante le symbole traditionnel que revêt le Gourou : « Un développement des relations entre le maître et l’élève… était marqué par l’élévation du maître à un si haut degré de révérence qu’il était adoré par son élève. Dans les premières écoles védantiques, le maître ou Gourou était toujours un de ceux qui étaient considérés comme ayant atteint un degré d’affranchissement qui les plaçait au rang qu’occupe Brahma. Des cultes (ou Bhakti) pratiqués en l’honneur de Brahma à l’adoration du Gourou, il n’y avait pour l’élève qu’un petit pas à faire, et ainsi le Gourou était identifié à Brahma. Ceci est rapporté par Svetawatara Upanishad (vi 23), déjà, peut-être autour du quatrième siècle av. J.C. ».

Ainsi, il est facile de voir comment, dans l’éducation idéaliste, le Gourou, ou maître, est identifié à l’idéal vers lequel on tend. Il devient un objet de méditation et par une méditation constante sur la personnalité du Gourou, ceux qui sont incapables d’atteindre un niveau supérieur par eux-mêmes, sont aidés à parvenir au but ou à l’idéal.

Dans une éducation idéaliste de ce genre, le Gourou est ainsi accepté comme l’objet de la méditation. Le contact personnel avec le Gourou révèlera au cours d’une longue suite de méditations, l’attitude intérieure qui donnera une valeur et un sens à la vérité ou idéal.

Il est vrai que la pensée orientale est portée à exagérer et à idéaliser autrement que ne le comporte le libre jugement et la tendance idéaliste et scientifique en Occident. Mais même si nous éliminions toute exagération probable de cette attitude orientale envers le Gourou, la nécessité d’un contact personnel est facile à reconnaître. Même un savant et penseur occidental comme Payot va jusqu’à dire :

« Comme on le voit, les deux besoins essentiels de l’étudiant, le besoin d’une direction morale, et celui d’une direction méthodique du travail, ont un remède commun : le contact intime du professeur et de l’élève. Le professeur lui-même y trouvera sa récompense, car en suscitant chez ses disciples l’enthousiasme scientifique, il retrempera le sien propre. D’autre part, il se convaincra facilement que les grands mouvements de pensée accomplis dans le monde l’ont été non par la communication des connaissances, mais par la communication d’un amour ardent pour le vrai ou pour quelque grande cause, et par la communication de belles méthodes de travail : c’est dire, en un mot, que l’influence ne s’obtient que par le contact d’homme à homme, et d’âme à âme. C’est ainsi que Socrate a transmis à Platon une méthode et son enthousiasme pour le vrai. C’est encore ainsi que s’explique qu’en centres universitaires, où le professeur et l’élève dans ce contact d’âme à âme dont nous venons de parler ».

Dans de tels passages, nous trouvons le même principe fondamental qui reconnaît la fonction subtile que l’éducateur personnel s’exerce dans l’éducation supérieure.

C’est l’attitude personnelle et les qualités profondes du maître qui sont de la plus grande valeur pour le « chercheur de connaissances » idéaliste. C’est en méditant constamment sur la personnalité du maître et en entretenant des relations intimes avec un homme qui possède le secret de la vie, que l’élève ou disciple acquerra les qualités et l’attitude qui font du maître ce qu’il est. C’est cette vérité qui doit être de plus en plus admise dans les centres pédagogiques de notre époque.

Dans le cas de personnes qui ont acquis cette sublimation et cette adaptation supérieure, dans le sens pédagogique, qui ont atteint l’âge adulte et sont déjà entrées dans une vie active quelconque, cette sorte d’adaptation prend souvent la forme d’une conversion soudaine. Nous ne prendrons pas en considération les cas de conversion soudaine qui appartiennent au domaine de la psychologie des anormaux.

Pour illustrer la nature de l’influence personnelle et du changement d’attitude produit nous ne choisirons que des cas qui ont une valeur dans le domaine de l’éducation.

Un examen de la vie de quelques saints, spécialement d’un saint oriental, ne manquera pas de révéler bon nombre de cas où des conversions soudaines de ce genre ont été effectuées au cours d’un contact personnel. Les disciples sont toujours ceux qui ont été ainsi convertis tout à cop par une nouvelle attitude personnelle du maître qu’ils imitent inconsciemment. La vie d’u Jésus ou d’un Bouddha nous fait rencontrer beaucoup de ces exemples de conversions. De telles personnalités au développement idéaliste positif n’ont pas fit défaut aux Indes, dans les temps récents. Elles semblent surgir dans des contrées qui en ont particulièrement besoin, à cause d’une décadence de la société. Ils deviennent des chefs, et laissent derrière eux un vaste groupe de disciples qui ont adopté la même attitude que le maître. Dans des écoles philosophiques, dans des ordres monastiques, et même parmi les réformateurs sociaux, l’influence de la personnalité ?

Cette conversion soudaine est plus fréquente chez des personnes qui souffrent d’une adaptation manquée. Un homme qui a été entraîné vers des aspects de l’éducation que nous avons appelés « latéraux » sera probablement dégoûté de la monotonie et de l’absence d’harmonie qu’une telle vie présente. S’il arrive qu’un tel homme se trouve malade dans un hôpital religieux et ressente les plaisirs d’une vie intérieure calme qui lui inspire, pour la première fois, des sentiments altruistes, le désordre de sa vie antérieure fera naître en lui, par contraste, un enthousiasme qui le guidera vers une vie nouvelle. J’ai rencontré plusieurs cas où des personnes se sont enthousiasmées pour la vie religieuse et philanthropique de l’institution à laquelle elles se trouvaient liées de façon accidentelle. Il en est ainsi de presque tous les cas de conversion soudaine, si anormaux qu’ils soient, étant pour la plupart dus à un état pathologique. Comme nous nous intéressons plus particulièrement aux cas, se rapportant à un âge moins avancé, où les conversions sont provoquées par un contact constant et conscient, nous entrons dans le domaine de l’influence personnelle dans l’éducation.

C’est après l’adolescence que cette éducation idéaliste commence. Rousseau ne parle pas de Dieu ni de religion à son Emile avant que cet âge ait été atteint. Il fait les remarques suivantes concernant cette éducation : « A quinze ans il ne savait s’il a une âme, et peut-être à dix-huit n’est-il pas encore temps qu’il l’apprenne ; car s’il l’apprend plus tôt qu’il ne faut, il court risque de ne le savoir jamais » (Emile, p. 160).

Ainsi, tandis que l’éducation idéaliste est une nécessité à un âge plus avancé, l’élève y doit être soumis prudemment, même dans les années qui suivent l’adolescence. Mais, quel que soit l’âge, le changement revêt les mêmes caractères ; c’est un second sevrage, une nouvelle orientation, où la pensée est canalisée vers la vie subjective et introspective. Un élan est ensuite donné aux tendances personnelles par des formes variées de discipline.

J’ai eu l’occasion d’être en rapport avec des personnalités de l’Inde moderne qui ont exercé l’influence dont nous avons parlé plus haut. Parmi eux, les noms de Ramakrishna, Vivekananda et Gandhi sont devenus familiers aux lecteurs français grâce aux ouvrages de M. Romain Rolland. Une autre personnalité, de même valeur, était Sri Narayana Guru avec lequel j’ai le rare privilège d’être associé pendant plusieurs années.

Il sera tout indiqué de conclure les remarques précédentes en nous référant à des cas spécifiques que je connais et qui illustreront ce que j’ai dit plus haut.

Nous ne citerons qu’un cas de l’influence du Gourou sur une personnalité d’un âge relativement avancé. Un homme d’une cinquantaine d’années attendit le Gourou sur son chemin. L’homme avait eu une vie privée très agitée ; il était connu pour sa nature turbulente et batailleuse. Il exerçait sa domination sur les villageois qu’il n’hésitait pas à opprimer s’ils ne se soumettaient pas à sa volonté. Physiquement robuste, il avait une bande à son service, prête à surgir au moindre appel. Il avait été emprisonné à plusieurs reprises et parmi les prisonniers il s’était acquis une place de meneur. Les incarcérations n’avaient eu que peu d’effet sur lui. C’est quand il se fut attaché à la personnalité du Gourou qu’un changement s’opéra en lui. Il commença par servir le Gourou, travailla dans le but de lui plaire. Le Gourou lui accorda la faveur de pouvoir entourer et vénérer son maître. Il l’attira de plus en plus et invita l’homme à l’accompagner pendant ses voyages en qualité de compagnon. Il s’occupa des affaires personnelles du Gourou telles que préparer son bain, faire son lit ou l’éventer quand il faisait chaud. Tous ces soins l’aidèrent à fixer graduellement son attention sur la personnalité du Gourou qui représentait un ensemble de tendances vers le Bien, susceptibles de susciter l’admiration, même d’une personne à la volonté forte. Par ces relations constantes et profondes, l’attitude du Gourou se greffa sur la personnalité du disciple.

La nature de ce changement fut frappante. Il commença à se faire une nouvelle réputation et fut de plus en lus respecté ; il s’intéressa au bien-être public et déploya une activité nouvelle au service de la société. Il donna à la communauté un terrain qu’il possédait et désira y établir une institution publique. Les tendances compétitives et combatives n’étaient plus apparentes, mais au contraire il avait profondément pitié de ceux qui avaient l’infortune d’être compromis dans un crime. Il en aida plusieurs, par de l’argent et des conseils à se sortir de leurs démêlés avec la justice. C’est dans cette voie que ses tendances originelles furent en quelque sorte « sublimées ». Ce n’est donc qu’un cas de suppression complète de certaines tendances, mais une sublimation, un prolongement vers des tendances plus nobles où son contact avec le Gourou l’avait conduit. Une vie intérieure qui sommeillait dans sa vie primitive s’éveilla et s’ajouta à toute son activité. Il trouva du plaisir à la lecture et à la méditation. Quoique loin d’avoir atteint une transformation complète, le changement était nettement orienté vers le Bien. Il commença à vivre comme un citoyen respectable.

Le cas mentionné ci-dessus est celui d’une personne qui a passé l’âge mûr. Examinons le cas d’un plus jeune et suivons la nature de l’influence du Gourou. C’était un homme d’une trentaine d’années, à la volonté ferme et active. Dans sa jeunesse, il avait été un chef et un organisateur et, tôt déjà, placé à la tête d’un groupe de jeunes gens. Ceux-ci n’étaient pas, au début, toujours bien intentionnés, et recherchaient les occasions de manifester leur esprit frondeur en prenant souvent part aux échauffourées qu’ils provoquaient. Plus tard, le jeune homme tomba sous l’influence du Gourou. Les tendances précédentes furent légèrement sublimées. Il organisa une association socio-religieuse dans le but de répandre les idéals du Gourou. Tout son pouvoir de chef et d’organisateur fut mis au service de cette organisation bienfaisante. Il continua à visiter de temps en temps le Gourou dont l’influence contribua à changer peu à peu et graduellement son attitude. Quand il sortit de sa vie d’étudiant, il entra dans la police, espérant y trouver l’occasion d’y exercer son pouvoir. Il acquit la considération et l’estime, mais bientôt cette profession sembla ne plus avoir d’attrait pour lui. Il s’engagea dans différents services publics, tout en continuant ses relations avec le Gourou. Il venait de fonder un foyer, quand il se crût appelé à une mission spéciale. La nouvelle attitude, qui était celle du Gourou, se substitua graduellement à ses tendances primitives, jusqu’au jour om il lui sembla qu’il n’avait pas d’autre vie à suivre que celle du Gourou et devait vivre en reclus et en philanthrope. Il quitta son foyer et sa famille, et alla, en voyageur, de lieu en lieu. Ce fut une période de préparation et d’essai en vue d’une réelle conversion. Après deux années de voyage, il revint chez le Gourou et resta avec lui comme « Sanayasi » ou reclus ( [17]).

Après avoir été ainsi converti il fonda une institution pour malades. Il enseigna la méditation dans laquelle la recherche d’un idéal subjectif était pratiquée. Il devint finalement apte à prendre la direction d’une grande organisation religieuse et ce changement fut publiquement reconnu comme étant le résultat de l’influence du Gourou.

Les deux exemples que nous venons d’examiner sont un peu spéciaux, puisque ce sont des cas où une nouvelle attitude s’est greffée sur la conduite de personnes d’âges mûr, à la suite de l’action exercée dans leur vie par une « image » qui les impressionna fortement. Les cas plus ordinaires et courants sont moins frappants mais plus importants au point de vue de l’éducation.

Ces cas-là se rencontraient fréquemment dans la vie du Gourou et se rapportaient surtout à des jeunes gens qui venaient vers lui pour trouver la voie et l’idéal de leur vie. Comme exemple typique, prenons celui de jeunes villageois, élevés jusqu’à l’âge de dix-huit ou vingt ans dans les vieilles traditions. Ils étaient pour la plupart des jeunes gens d’une énergie mentale et physique remarquable et constamment à la recherche d’aventures. Ils en parlèrent au Gourou qui découvrit leurs troubles et les accepta comme membres libres dans la communauté de l’« Ashram » ([18]). Le traitement prescrit dépendait de la nature de leurs travers, selon qu’ils étaient permanents ou transitoires. Les éléments difficiles, le Gourou  les tint aussi près de lui que possible. Pour mieux comprendre les procédés employés par le Gourou pour diriger ses protégés, nous avons à examiner ici une tradition particulière aux Indes concernant les relations du Gourou avec le Sishya ou élève. Depuis des temps reculés on considère, aux Indes, comme un honneur de pouvoir servir le Gourou en personne. Cette tradition subsiste aujourd’hui. Dans les anciennes écoles en plein air, nous voyons les élèves, à l’occasion de leur admission, venir avec un fagot de bois, symbole de l’aide et du service qu’ils étaient prêts à donner à leur maître.

Keay fait allusion à cette tradition de la façon suivante : « Cette offrande de combustible au maître est devenue un geste traditionnel par lequel le jeune homme cherche à être reconnu comme un disciple et à manifester son désir de prendre part au sacrifice domestique et d’accepter le devoir de l’aider et de le maintenir » (Ancient Indian Education, p. 19). L’attitude de l’élève envers le maître était considérée comme très importante, et ce service personnel pour le maître était nécessaire pour établir dans l’esprit de l’élève une attitude respectueuse et une attention réceptive envers le Gourou. En principe il en est de même des périodes de silence imposées par les anciens philosophes grecs, comme Pythagore. Ces coutumes, parfois exagérées, avaient été établies dans le but de montrer la grande importance qui prend, dans l’éducation subjective et idéaliste, l’attitude de l’élève. L’instruction réelle était parfois négligée par le maître jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’attitude réceptive propre à un élève.

Dans le cas du type positif-objectif de la personnalité, il était nécessaire, avant qu’une adaptation supérieure puisse s’effectuer, que toutes les tendances divergentes soient retenues et canalisées ; c’était le fait de servir le Gourou qui avait une action effective et constituait un moyen efficace et naturel d’orienter ces tendances et de les sublimer.

C’est ainsi que le Gourou, se basant sur ce même principe, permettait qu’on fît de lui un objet de vénération et acceptait d’être servi par des jeunes gens qui venaient à lui, à la recherche d’une vie idéaliste. Le contact entre le Gourou et ces jeunes gens était si constant et complet qu’aucune de leurs activités ou attitudes n’échappait au Gourou. C’était à la culture des attitudes personnelles et permanentes que le Gourou s’intéressait particulièrement. L’action qui lui apparaissait moins importante que le principe qui l’avait dirigée. C’est pourquoi la tâche principale du Gourou était toujours de développer une attitude droite et d’en détacher les tendances mauvaises, pour en greffer d’autres. Ceci nécessite une intuition psychologique constante que seules des personnes en contact intime avec d’autres peuvent posséder.

Il faut signaler ici que dans de telles relations, reconnues par la tradition hindoue, il n’est pas question de servilité ou d’adoration, susceptible de blesser l’amour-propre. Ce n’était que dans le sens idéaliste que les élèves dépendaient du Gourou ([19]). Il n’exigeait jamais l’obéissance aux choses utilitaires du monde. Il n’exerçait aucune pression d’ordre social sur eux. Un idéal subjectif et libre était le principe dirigeant dans leurs relations.

D’autre part, les élèves n’adoraient jamais le maître comme individu, mais comme personnalité symbolique.

L’uniformité des résultats n’est pas un idéal dans un tel système d’éducation. J’ai connu des gens qui ont été ainsi influencés dans leur vie ; beaucoup d’entre eux devinrent des Sanyasins possédant les qualités que nous avons mentionnées plus haut. D’autres fondèrent des écoles ou des institutions publiques. Il en est aussi qui fondèrent un foyer aux aspirations élevées. J’en ai connu un qui devient un poète réputé et plusieurs autres des orateurs habiles. Dans tous ces cas, un observateur attentif découvrirait l’œuvre du Gourou et son attitude. Cette philosophie enrichissait leurs activités et donnait une valeur publique à leur personnalité. Ce fait a été souvent observé, aussi par ceux qui entouraient le Gourou que par les personnes qui reçurent la marque de son influence ([20]).


CONCLUSION

Après avoir mis le point final à notre étude sur « le facteur personnel dans le processus éducatif », il nous reste à jeter un coup d’œil général sur ce que nous nous sommes proposé de démontrer ici.

Notre point de départ principal a été de considérer l’individu comme un tout, c’est-à-dire ayant une vie corporelle, avec ses comportements et ses émotions ; doué d’une intelligence et d’un pouvoir de pensée réfléchie. Cet examen de l’inventaire de tout ce qui appartient à l’individu, nous a permis de parler de deux aspects de la personnalité : l’un qui envisage l’activité réceptive, représentative, symbolique et strictement individuelle ; l’autre, l’activité expressive, réelle, sociale, se conformant au monde objectif qui nous entoure. Ce qui ressort tout d’abord de cette distinction, c’est le fait qui nous ne pouvons pas nous baser uniquement sur l’expression des capacités mentales de l’enfant, mais qu’en le jugeant nous devons tenir compte de l’arrière-plan de la personnalité de l’enfant. Cette distinction nous a amenés aussi à considérer les types d’élèves comme les expressions asymétriques de ces processus d’éducation, nous avons constaté que les étapes de croissance de l’enfance à l’âge adulte présentaient des caractères qui correspondent en même temps, aux types que nous avons distingués : L’enfance, jusqu’à 8 ans environ, se présente sous ce que nous avons appelé le type négatif-subjectif, l’adulte, qui a passé la vingtaine, le type positif-subjectif ; le type négatif-objectif et le type positif-objectif s’intercalant entre les deux âges mentionnés ci-dessus. Nous avons essayé de voir comment, en rapport avec chaque étape et chaque type d’élève, le maître doit se représenter le type de son influence éducative : rétrospective, prospective, négative ou positive, suivant le cas.

Cette dernière nécessité implique une relation entre le maître et l’élève, qui doit avoir un caractère bipolaire, remplissant les conditions exposées plus haut. Ainsi l’éducation doit être conçue comme un contact entre le maître et l’élève, dans un sens intime et personnel, ne pouvant, en aucun cas, être remplacé par un système, par des règles, des programmes ou des méthode élaborées.

Nous avons finalement examiné les théories existantes sur l’éducation et essayé d’en voir la relation avec les différentes étapes de l’adaptation personnelle. Dans l’étape négative, le maître a une influence de contrôle et de sélection, sur l’ambiance de l’enfance. Il n’est pas question de guider intellectuellement, mais d’établir des relations intimes entre le maître et l’élève. Dans l’étape moyenne de l’adaptation (c’est-à-dire entre 15 et 20  ans), l’enfant a besoin d’une activité sociale. La relation intime et personnelle n’est pas aussi nécessaire que dans la première et la dernière étape, comme nous l’avons dit. Dans la dernière étape le maître devient à proprement parler un guide : il représente l’idéal subjectif qui est caché dans l’avenir. Ceci constitue l’étape idéaliste dernière dans le processus. L’idéal de vie, des attitudes mentales, les intérêts dirigeants d’une personnalité plus évoluée sont, par une méditation constante de la part de l’élève, transférés ou greffés sur lui-même, lui donnant une vision plus profonde de la vie.

Nous avons examiné d’autre part quelques concepts de la pensée hindoue qui donne depuis des temps anciens une importance particulière aux relations personnelles entre le Gourou et l’élève. Nous avons pu d’ailleurs utiliser dans notre discussion quelques-uns des concepts spéciaux appartenant à la pédagogie hindoue, à propos surtout des étapes négatives et idéalistes de l’adaptation personnelle. Ils ont suffi à démontrer amplement que cette pédagogie, dans ce qu’elle a d’essentiel, est conforme au schéma du développement personnel et des relations éducatives que nous avons présenté dans cette étude.

____________________________

Vu : le 14 octobre 1932.

Le Doyen de la Faculté des Lettres

De l’Université de Paris

H. DELACROIX.

Vu et permis d’imprimer.

Le Recteur de l’Académie de Paris,

S. CHARLÉTY.


TABLE DES MATIERES

Première partie

INTRODUCTION

CHAPITRE I.   Esquisses préliminaires du « facteur personnel »

CHAPITRE II. Les tendances personnelles étudiées dans la zone physique

CHAPITRE III.                                       Les tendances personnelles étudiées par rapport au                                                                   comportement

CHAPITRE IV.                                       Les tendances personnelles en rapport avec des cas                                                                   spéciaux de comportement

CHAPITRE V. - La place des émotions dans le schéma du « facteur personnel »

CHAPITRE VI.                                       Le facteur personnel en relation avec l’individu et les types

SECONDE PARTIE

CHAPITRE I.   Le processus éducatif et ses aspects reliés au développement et à l’adaptation des tendances personnelles

CHAPITRE II.                                         Discussion préliminaire de quelques concepts pédagogiques                                           en apport ave le « facteur personnel »

1) L’arrière-plan ou l’aspect de fondation.

2) Les niveaux de la réaction personnelle.

3) Le rythme personnel de l’ajustement progressif.

4) L’alternance diurne des états émotifs.

5) Le besoin d’une réaction complète

6) La personnification

7) Le transfert des attitudes personnelles.

8) Les relations personnelles dans l’éducation.

9) Le maintien de l’équilibre dans l’éducation.

10) L’inhibition et les relations personnelles.

CHAPITRE III.     La nature de l’intervention personnelle et de l’adaptation personnel de l’élève dans les différents genres d’éducation et aux différents degrés du processus :

Dans l’éducation « négative »

CHAPITRE IV.     Dans l’éducation naturaliste et pragmatique

CHAPITRE V.      dans l’éducation idéaliste

CONCLUSION



([1]) Ce que nous entendons ici et ailleurs dans cette étude par ce mot, correspond au mot très courant en anglais « maladjustement », c’est-à-dire un défaut d’adaptation ou désadaptation des tendances personnelles.

([2]) A ce propos on lit le paragraphe suivant dans « Action et Pensée » de Charles Boudouin, oct.-déc. 1930 (7e année) :

L’enfant qui s’estime frustré de l’affection à laquelle il a droit, se met volontiers à voler tantôt d’une manière plus réfléchie et utilitaire, tantôt d’une manière tout à fait impulsive et lors même qu’il ne tirera aucun profit de son vol. C’est à la fois un acte de représailles et de compensation.

([3]) Ces observations sont confirmées par des expériences et des remarques comme la suivante, prise dans le « Teacher’s Encyclopedia », p. 8, vol. 4, où  W. H. Drummond écrit ceci :

« Les enfants que l’on appelle communément des enfants nerveux, sont très fréquemment bien au-dessous de la moyenne comme poids et comme taille. De tels enfants sont spécialement nombreux dans les grandes villes. Souvent, ils font l’impression de souffrir, d’une alimentation insuffisante, et pourtant l’enquête révèle que, dans bien des cas, ces enfants ont de très bons appétits et qu’ils consomment une grande quantité d’aliments, mais qu’ils paraissent se dissiper par leur énergie nerveuse excessive.

Il semble que la vie en ville ait sur les enfants un effet d’hyperstimulation tendant à développer le nervosité dont on vient de parler ».

([4]) Nous entendons, ici et ailleurs, l’éducation basée sur la philosophie de la nature « le naturalisme ».

(2) On trouve cette liste à la page. 8 de « On Education » d’Herbert Spencer Williams Norgate, London.

([6]) Suivant Mac Dougall, le groupe se distingue par plusieurs caractéristiques « paradoxales » : un phénomène notoire du groupe est la violence dans l’éclat de ses émotions et impulsions primaires. L’intensité de l’émotion collective d’un groupe non organisé est accrue par le fait que chaque membre à tendance à perdre dans une certaine mesure, la notion de son identité et de sa responsabilité personnelles… L’organisation des sociétés produit ce résultat paradoxal que, tandis que la conduite collective d’un groupe non organisé implique un niveau mental bien inférieur à la moyenne de ses membres, entraînant ainsi une dégradation des individus qui la composent, au contraire la vie collective d’une société bien organisée atteint, généralement, un niveau moral et intellectuel plus élevé que celui propre à la moyenne des individus pris séparément, élevant ainsi beaucoup de ses membres à un niveau de pensée et d’action supérieur (Psychologie H.N.L. p. 273). A ces faits peuvent s’ajouter les principes politiques de Rousseau, le Contrat social, (p. 252, Garnier, Paris) : « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun ; l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, restent pour somme des différences de volonté générale ».

([7]) Le grand poète américain Walt Whitman a très bien reconnu cette imitation de l’éducation populaire et générale, ou démocratique, en écrivant dans son « Backward glances our travelled roads » (dans le volume intitulé « Leaves of Grass », p. 443. Maynard Boston) : Aussi bienvenues que soient les doctrine d’égalité et de liberté et de l’éducation populaire, un certain danger les accompagne pourtant toutes comme nous le voyons. Ce quelque chose de primaire et d’intérieur en l’homme, dans l’abîme de son âme, qui donne sa couleur à toutes choses, et qui lui donne, fruit exceptionnel, la plus haute majesté ; cette chose, la science et la démocratie modernes semblent la mettre en danger, peut-être la tuer ».

([8]) Ce que les parents les meilleurs et plus intelligents désirent pour leur propre enfant, voilà ce que la communauté doit désirer pour tous ses enfants. N’importe quel autre idéal pour nos écoles serait étroit et sans beauté ; mi en pratique, un tel idéal détruirait notre démocratie. (Dewey ; L’école et la société, Uni. of Chicago Press, p. 3). La définition du caractère donnée par Dewey implique la même attitude pragmatique ; il écrit : « En général, « caractère » signifie puissance d’agir en société, capacité organisée de fonctionner socialement. Cela signifie… intelligence sociale, puissance d’exécution sociale, intérêt et sens de responsabilité sociales ».

([9]) Il est frappant à quel point le pragmatiste écarte le côté négatif de la personnalité. Dewey écrit (op. cit. p. 68) : « Dire que l’inhibition est de plus de valeur que la puissance de direction, c’est dire que la mort vaut plus que la vie, que la négation vaut plus que l’affirmation, et le sacrifice plus que le service ». cette attitude envers les aspects négatifs du développement du facteur personnel et un corollaire naturel de l’attitude moins personnelle de l’éducation pragmatique. Tandis qu’une étude de l’individu comme tel, une étude de système nerveux par exemple, nous amène à cette conclusion importante que l’inhibition est au moins aussi nécessaire que l’acte ouvert. L’on pourrait opposer la position pragmatiste à celle de Harris, par exemple, qui conclut son étude du système nerveux humain par des mots (Harris : Nerves, Home University Libray, p. 246) : « Nous reconnaîtrons de plus en plus que le développement d’un tempérament affiné et l’accès aux influences de la culture sont aussi bien les résultats des dispositions neurales moléculaires que les réactions à un milieu approprié. L’éducation, travaillant sur la bonne « matière première » fournie par l’hygiène, enseignera avant tout l’inhibition. L’inhibition est l’art de restreindre les tendances personnelles immédiates pour le bien de l’individu ou de la race, et c’est dans le système nerveux le plus sain qu’elle se développera le mieux. Sans l’inhibition, une personne même de la meilleure éducation, reste un monstre neural. Le manque n’est point l’expression de la force neurale, mais provient de la machine neurale ayant perdu son gouverneur. L’inhibition est l’expression de la vigueur neurale, c’est savoir quand et où s’arrêter, quand ne pas parler, ne pas agir ».

([10]) Cf. p. 18 « School and Society » par John Dewey (University of Chicago Press) : « The great thing to keep in mind then regarding the introduction into the school of various forms of active occupation, is that through them the active spirit of the school is renewed. It has a chance to affiliate itself with life, to become the child’s habitat, where he learns though directed living, instead being only a place to learn lessons having an abstract and remote reference to some possible living to be done in the future. It gets a chance to be miniature community an embryonic society”.

([11]) Cf. page 70 « School and Society », Chicago.

([12]) Phil. Bases of éd. p. 126

([13]) Cf. pp. 473-75, Outline of abnormal Psychology ; Methuen, London.

([14]) Traité de Psychologie, Tom. III, p. 605.

([15]) Pages 28 et 29 de l’Education de la Volonté

([16]) L’éducation de la Volonté, p. 258

([17]) Aux Indes un sanayasi est un homme qui abandonne ses biens et s’engage dans une discipline de méditation et de purification.

([18]) Institution idéaliste présidée par un gourou et habitée par lui.

([19]) Cf. Keay, Ancient Indian Education, p. 36

([20]) Quelques détails sur la vie du Gourou peuvent être trouvés dans la série d’articles sur « Life of an Indian Saint » parus dans le Sufi quaterly de Genève. Déc. 1928-juin 1920. Kundig. Depuis publiés comme brochure « The way of the guru », Genève 1931.